Interview exclusive avec David Simon: « Si on poursuit dans cette voie, nous vivrons dans quelques années dans un État totalitaire »
Quelques semaines sous le gouvernement Trump ont suffi pour mettre David Simon à l’ouvrage. Avec The Plot Against America, son adaptation du roman visionnaire de Philip Roth, il tire la sonnette d’alarme sur la fin de la démocratie aux États-Unis.
1940, un quartier juif à Newark, New Jersey. Herman Levin n’en croit pas ses oreilles lorsqu’il entend en direct à la radio Charles Lindbergh traiter en termes clairs les Juifs de menace pour les États-Unis. Immédiatement, tous les gens du quartier se retrouvent en rue pour en parler: le héros américain qui a réussi en 1927 le premier vol transatlantique en solitaire est aussi un ami des nazis et un fervent opposant de l’intervention militaire américaine dans l’Europe attaquée par surprise par Hitler, et où les Juifs sont avilis et enfermés dans des ghettos. Quelques mois plus tard, l’impensable se produit: l’ultra populaire et antisémite Lindbergh, candidat républicain à l’élection présidentielle, l’emporte sur le président sortant Franklin D. Roosevelt et débarque à la Maison-Blanche.
Bien sûr, en réalité, Charles Lindbergh n’a jamais été président, même s’il a été une figure de proue du mouvement isolationniste America First et qu’il avait une très basse estime des Juifs. En 1941, Roosevelt a entamé le troisième de ses quatre mandats de président. En décembre de cette année-là, après l’attaque japonaise de Pearl Harbor, les USA ont rejoint les Alliés. On connaît la suite. C’est Philip Roth qui, en 2004, a détourné l’Histoire dans son roman The Plot Against America (Le Complot contre l’Amérique), inquiet de voir l’Amérique devenir, après les attentats du 11 septembre et sous la présidence républicaine de George W. Bush, un État totalitaire et xénophobe. On n’en est pas arrivé là: Bush et ses faucons néoconservateurs ont, c’est vrai, envahi l’Irak sous un faux prétexte mais ils étaient plus préoccupés par les dollars du pétrole et de lucratifs contrats militaires que par un démantèlement de l’État.
En 2020, la situation est différente. Des puissances étrangères ont influencé les élections américaines de 2016 et la Maison-Blanche est occupée par Donald Trump, une célébrité semeuse de haine qui crée chaque jour sa réalité alternative très personnelle et s’attribue un pouvoir illimité. Et le pays est plus divisé que jamais. Des raisons suffisantes pour pousser David Simon à l’action. L’homme qui a offert à la télévision des séries comme The Wire, Treme et The Deuce et qui n’a jamais caché son engagement sociétal et sa position critique par rapport au gouvernement a fait de The Plot Against America -avec dans les rôles principaux John Turturro, Winona Ryder et Zoe Kazan- une minisérie HBO en six épisodes, conventionnelle dans le parcours de David Simon mais impressionnante (lire aussi la critique de la série). Simon y tire un coup de semonce pour ses compatriotes et par extension pour le monde entier: selon lui, une réélection de Trump en novembre pourrait placer les États-Unis sur la voie d’un régime totalitaire.
« HBO m’avait déjà proposé en 2012 de transposer le livre pour la télévision« , explique David Simon, calme et ultra sérieux, qui n’élèvera jamais la voix de toute l’interview, mais à l’époque, je ne trouvais pas ça nécessaire. C’est une histoire fascinante mais je la considérais alors comme un pur artefact. »
Le roman semble depuis une préfiguration de ce que nous voyons à peu près partout dans le monde aujourd’hui: la montée en puissance du populisme et de l’isolationnisme, et ses conséquences pour la démocratie et le vivre-ensemble.
En 2012, ce n’était pas du tout le cas. Aux États-Unis, Obama venait d’être réélu. L’Amérique semblait sur la bonne voie pour devenir une société plus inclusive, un pays qui céderait moins à la xénophobie, à la démagogie et à la paranoïa. Après l’élection de 2016, j’ai commencé à penser le faire quand même, et au cours des premières semaines terriblement déprimantes qui ont suivi la prestation de serment de Trump, j’ai accepté.
Pour Philip Roth, The Plot Against America était une histoire très personnelle, parsemée de souvenirs de sa jeunesse. Vous venez vous-même d’une famille juive de centre-gauche, comme Levins. La série est-elle aussi personnelle pour vous?
Moins, parce qu’en fin de compte l’histoire suit une autre famille que la mienne. Même si je dois dire que j’ai mis plus de moi-même dans cette série que d’habitude. The Plot Against America m’a donné l’occasion de glisser ici et là quelques souvenirs de jeunesse, des discussions auxquelles j’ai assisté ou des anecdotes qui me sont parvenues par ma famille.
Comme cette scène de repas dans le premier épisode qui n’apparaît pas dans le livre?
C’est exact. Dans cette scène, où je montre le repas du soir avant le shabbat, le père de la famille Levin critique sa femme parce que tous les vendredis soir elle sert la même soupe. C’est un souvenir de jeunesse: j’ai entendu mon père le dire des centaines de fois à table. Plus tard dans la série, il y a également un dialogue avec une référence au « baloney sandwich on white bread with mayonaise ». Ça aussi, ça vient de ma propre vie et c’est également lié à mon père. Il a été actif pendant 20 ans dans la section relations publiques de B’nai B’rith, un groupe d’intérêt juif à Washington D.C. En 1977, les bâtiments du siège de cette organisation ont été assaillis par un groupement islamiste (le Mouvement Hanafi, dirigé par Hamaas Abdul Khaalis, ex-leader de Nation of Islam, NDLR). Ils ont gardé plus de 140 personnes en otage. Parmi elles, mon père avait été désigné pour répartir la nourriture et une des choses qu’ils ont reçues à manger, c’était ce salami de Bologne avec du pain blanc et de la mayonnaise, un sandwich dont la composition va plutôt à l’encontre des convictions alimentaires juives. C’est-à-dire que nous mangeons le salami de Bologne de préférence avec du pain de seigle et de la moutarde. Lorsqu’un collègue de mon père a fait une remarque à ce sujet, il a répondu: « Je pense qu’ils veulent nous empoisonner. » C’est une réplique très drôle quand on est entouré par des hommes armés. Et donc j’ai aussi incorporé ce sandwich à la série.
Comment s’est terminée la prise d’otages?
Mon père et les autres prisonniers ont été libérés même pas deux jours plus tard, après l’intervention de plusieurs pays islamiques -l’Iran, l’Égypte et le Pakistan (il y a aussi eu un mort, un journaliste radio, NDLR)
Un des personnages les plus intrigants de la série est le rabbin Bengelsdorf, incarné par John Turturro. Il collabore avec le gouvernement Lindbergh, et donc avec les gens qui voudraient voir disparaître son peuple. Quelle est votre opinion sur lui?
Ce serait trop facile de ranger Bengelsdorf parmi les opportunistes, parce que selon moi il croit sincèrement qu’il fait là quelque chose d’utile et de judicieux. Il se considère comme un personnage à la Moïse, qui va libérer son peuple. Ce qu’il fait est mal mais compréhensible dans un certain sens. L’angoisse d’être vu comme un « autre », et pas comme un citoyen américain à part entière, était très répandue à l’époque chez les Juifs d’Amérique.
Les Levin et beaucoup d’autres familles dans The Plot Against America sont pourtant très américaines. Un Juif orthodoxe qui vient quémander chez les Levin de l’argent pour financer l’État d’Israël encore à fonder est même regardé avec un peu de condescendance.
Et énormément de familles juives étaient comme ça à l’époque. Elles rejetaient leur sensibilité et leurs rituels religieux pour être plus vite acceptées dans le pays qu’elles considéraient comme leur patrie. Des familles comme celle des Levin se sont sécularisées et assimilées si vite qu’elles en étaient toutes étourdies. Et pourtant leur loyauté a été remise en question.
Il n’y a peut-être pas grand-chose qui a changé en 70 ans?
Non. Aujourd’hui pas mal de gens se retrouvent dans une situation semblable, pas seulement les Juifs mais tous les immigrés. La critique de beaucoup d’autochtones reste toujours la même: « Ils ne s’adaptent pas, ou pas assez vite. Ils ne maîtrisent pas suffisamment la langue. Ils ont d’autres coutumes et dédaignent les nôtres. Ils cuisinent avec d’autres ingrédients et nous n’aimons pas ces odeurs bizarres. » C’était comme ça en 1940, c’était comme ça avant et ça l’a été après. Les Irlandais et les Italiens qui étaient arrivés ici avant eux se sont retrouvés face aux mêmes préjugés. Et les gens qui arrivent aujourd’hui aux États-Unis vivent la même chose.
En 2014, vous avez déclaré dans une conférence: « Plus les gens vivent loin des USA mieux ils comprennent une dystopie américaine. » Est-ce que le message que vous voulez transmettre avec The Plot Against America touchera les bonnes personnes? L’Amérique semble aujourd’hui si divisée que l’on n’écoute tout simplement plus une opinion opposée.
Peut-être que les non-Américains seront encore plus sensibles maintenant au message, mais je suis sûr qu’il touchera aussi les Américains de bonne volonté, les gens qui sont conscients de ce qui est en jeu.
Et qu’en est-il de ceux qui ne se rendent pas compte de ça?
Bien sûr il y en aura beaucoup qui vont comprendre le message de travers. C’est toujours comme ça. Mais il y a pire: des médias de droite comme Breitbart se demandent pour l’instant tout haut s’il est bien honnête de ma part de suggérer que Trump est un antisémite. Ils ne voient pas l’analogie très simple avec le passé, ou ils ne veulent pas la voir. Avec cette série, je ne suscite à aucun moment l’impression que les USA sont devenus depuis 2016 plus ou moins antisémites. Et même s’il y a une certaine recrudescence de l’antisémitisme, la communauté juive n’est pas le groupe le plus vulnérable de notre société. Ceux qui doivent aujourd’hui se sentir vraiment menacés, ce sont les gens avec une couleur de peau plus foncée. Et les musulmans.
À quoi remarquez-vous ça?
On rogne chaque jour un peu plus leur libertés de citoyens. Le long de la frontière avec le Mexique, des enfants de migrants sont séparés de leurs parents. Des membres des minorités sont tués par la police comme si c’était une routine. Celui qui regarde The Plot Against America en ne pensant qu’au destin des Juifs ne comprendra jamais.
La question-clé, c’est: y a-t-il pour l’instant un complot contre l’Amérique? En d’autres termes: votre pays est-il attaqué de l’extérieur ou de l’intérieur?
(Il répond sans aucune hésitation) Oui. Je ne pense pas qu’il y ait réellement un scénario sur papier, mais il y a pas mal d’éléments qui indiquent un complot. Des régimes étrangers totalitaires et les suprémacistes blancs -qui sont devenus ces dernières décennies un phénomène à la marge- se sont trouvés et ils ont imaginé une manière de démanteler la protection institutionnelle sur laquelle sont bâties notre République et notre constitution. En combinant l’argent, la démagogie et aussi la désinformation, ils affaiblissent nos institutions démocratiques.
Pourquoi font-ils cela?
C’est simple: ils veulent plus d’influence pour exécuter leur plan. Pour d’autres il s’agit simplement d’argent.
Avec une série comme The Wire, vous avez essayé de peser sur la politique. Le Président Obama vous a même invité à la Maison-Blanche pour écouter vos idées sur la manière d’améliorer le fonctionnement de la police et de la justice. Vous accepteriez une invitation de Donald Trump?
Non. Je ne pense pas que ce président est en état de réfléchir de manière cohérente ou est intéressé par l’échange d’idées. Avec un régime comme celui-là, le dialogue n’est pas possible. La seule possibilité, c’est la résistance.
En tant qu’homme de télévision important, vous disposez pour cela d’un porte-voix. Mais que peuvent faire les gens « ordinaires »?
Aller voter. Je pense que chaque Américain doit s’obliger à utiliser ce droit. Celui qui croit à notre République et aux idéaux que notre pays veut porter ne doit pas renoncer à ce devoir.
Bref, vous appelez vos concitoyens à voter pour les Démocrates.
Oui. Je vote cette fois Démocrate sur toute la ligne, peu importe qui se porte candidat à quel niveau. En ce moment, le Parti Républicain est une force destructrice qui mine notre démocratie, notre république. Si on poursuit dans cette voie, nous vivrons dans quelques années dans un État totalitaire.
Votre prochain projet pour la télé, A Dry Run, se déroule juste avant la Seconde Guerre mondiale. Vous vous êtes pour cela rendu en Europe. Qu’en est-il de ce projet?
Il y a déjà un scénario mais le budget n’est pas encore bouclé. Ça parle des volontaires américains qui ont combattu entre 1936 et 1939 avec les Brigades internationales lors de la guerre civile espagnole. C’est un « dry run », un test pour une éventuelle confrontation avec les nazis.
À nouveau un récit sur le fascisme et la façon de le combattre. Est-ce le combat de votre vie?
Je parlerai certainement encore d’autres thèmes mais ce sont ces histoires que je veux raconter maintenant. Parce qu’elles sont vraiment très importantes.
The Plot Against America, de David Simon et Ed Burns avec Winona Ryder, Morgan Spector, Zoe Kazan.
Certains personnages de The Plot Against America ont vraiment existé. Petit comparatif entre l’Histoire et la série.
Charles ‘Lindy’ Lindbergh (1902-1974)
Il devient un héros en 1937 en effectuant le premier vol en solitaire au-dessus de l’Atlantique à bord du Spirit of St. Louis. Entre 1937 et 1940, il se rend plusieurs fois en Allemagne en tant qu’observateur pour les États-Unis et reçoit d’Hermann Göring l’ordre de l’Aigle allemand. À partir de 1940, il se fait remarquer par son discours antisémite.
Dans la série: il devient président des États-Unis, invite le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop pour un dîner à la Maison-Blanche et s’oppose à une intervention américaine en Europe.
Walter Winchell (1897-1972)
Chroniqueur et commentateur radio spécialisé dans les célébrités, il décroche souvent des scoops grâce à son amitié avec le patron du FBI Edgar J. Hoover et s’en prend régulièrement aux nazis dans les années 30. Sa popularité baisse dans les années 50 quand il se range derrière le sénateur républicain Joseph McCarthy et sa chasse aux communistes.
Dans la série: grand opposant de Lindbergh et de ses liens étroits avec les nazis, il entre lui-même en politique après la suppression de son émission radio.
Henry Ford (1863-1947)
Fondateur de la Ford Motor Company, ce grand industriel est connu pour sa haine des Juifs. Il compile ses convictions en 1920 dans le livre The International Jew, the World’s Foremost Problem, ouvrage dans lequel Hilter ira abondamment puiser pour écrire Mein Kampf. En 1942, un mois après l’attaque de Pearl Harbor, il renie toute forme d’antisémitisme et ses usines tourneront à plein régime pendant la guerre pour produire des bombardiers et d’autres engins militaires.
Dans la série: il devient ministre de l’Intérieur et commence à appliquer les lois raciales allemandes aux États-Unis.
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