François Ozon: « Le film est devenu politique à mon insu »

En incarnant Alexandre, victime du père Preynat, Melvil Poupaud a lui-même été amené à questionner sa foi.
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

François Ozon retrace l’affaire Preynat du côté des victimes, en suivant trois d’entre elles dans leur prise de parole afin de briser le silence dont l’Église entoure les actes de pédophilie. Un drame intime et engagé.

Vingt ans et quelque après Sitcom, qui le révélait en 1998, François Ozon n’a pas fini de surprendre. Lui que l’on a pu, à bon droit, qualifier de cinéaste de l’inconscient, le voilà qui s’attelle, avec Grâce à Dieu (lire notre critique), à un sujet d’actualité. Et de substituer à son univers de faux-semblants une frontalité à laquelle il n’avait guère habitué, pour retracer l’affaire Preynat -du nom de ce prêtre du diocèse de Lyon mis en examen en 2016 pour des agressions sexuelles répétées sur mineurs, agissements non dénoncés par sa hiérarchie. Classique au point de dérouter, ce nouvel opus porte cependant la griffe, stylisée, de son auteur. Lequel n’en continue pas moins de déranger, comme l’ont démontré les tentatives -heureusement vaines- d’empêcher la sortie du film en France, quand bien même celui-ci tiendrait moins du procès à charge que d’une nécessaire libération de la parole des victimes, comme pour mieux briser l’omerta entretenue par les autorités catholiques. Ou la foi à l’assaut de la colline, celle de Fourvière et sa basilique en l’occurrence, qui domine le paysage lyonnais et ouvre Grâce à Dieu en une métaphore limpide de l’emprise de l’Église sur la ville.

Êtes-vous croyant?

J’ai une éducation religieuse, j’ai étudié le catéchisme, j’ai fait ma première communion. Je connais très bien ce milieu, mais je dois avouer avoir perdu la foi au moment de l’adolescence, même si les questions de foi m’ont toujours intéressé. J’ai un respect de la religion, j’ai été catholique, mais la découverte de la sexualité fait souvent que les choses se transforment.

Grâce à Dieu est plutôt inattendu dans votre chef: vous n’avez guère habitué à des films plaidant une cause…

Le film n’est pas forcément ce à quoi je m’attendais. Au départ, je voulais faire un film sur la fragilité masculine, parce que j’en avais tourné beaucoup avec des femmes fortes et complexes, et j’avais envie de m’intéresser à des hommes. En cherchant un sujet, je suis tombé par hasard sur le site de « La parole libérée ». J’y ai lu plusieurs témoignages, dont celui du personnage d’Alexandre, qui m’a beaucoup touché. J’ai aimé son combat, le fait que lui-même soit catholique et qu’il essaie, au sein de l’institution, de faire bouger les choses. Je l’ai rencontré, et il m’a apporté tous ses dossiers, les mails qu’il avait écrits, ceux qu’il avait reçus du cardinal Barbarin… Au départ de ce matériel, j’ai commencé une enquête journalistique, et j’ai découvert plein de choses, rencontrant les entourages, les familles. Jusqu’au moment où j’ai décidé d’en tirer une fiction.

François Ozon:

Avez-vous envisagé l’option documentaire?

Oui, au départ, mon désir était d’ailleurs plutôt de faire un documentaire. Puis, je me suis rendu compte que tous ces gens qui s’étaient confiés m’avaient raconté des choses très intimes, et n’avaient pas forcément envie de dire ces choses-là devant une caméra. Étant un réalisateur de fiction, ils « attendaient » de moi que je fasse un Spotlight à la française (film du réalisateur américain Tom McCarthy, dévoilant un scandale impliquant des prêtres pédophiles couverts par l’Église catholique dans la région de Boston, Oscar du meilleur film en 2016, NDLR). Mais même si j’aime beaucoup ce film, je leur ai expliqué que ce n’était pas du tout mon intention: je voulais plus raconter les répercussions familiales et sociétales de la libération de la parole.

Quelles libertés avez-vous prises?

Sur les faits, je n’en ai pris aucune. J’ai suivi toute la chronologie, tout ce qui est dit l’a réellement été par Barbarin ou Preynat. La conférence de presse de Barbarin avec « Grâce à Dieu », ce n’est pas moi qui l’ai inventée, c’est de l’eau bénite, c’est parfait. Après, j’ai pris quelques libertés sur les entourages familiaux: ils m’ont demandé de ne pas raconter certaines choses, ce que j’ai respecté, et j’ai opéré des raccourcis temporels. Un exemple: la dispute de François avec son frère ne s’est pas déroulée le soir de Noël, mais l’esprit était le même, des choses comme ça. Je dois avouer que le réel est un très bon scénariste: il y a plein de choses venant de la réalité que moi-même, en tant que scénariste, je n’aurais peut-être pas osé faire, trouvant cela « too much ». Par exemple, le fait que les compagnes soient elles-mêmes victimes. Quand je l’ai découvert, cela m’a semblé trop, mais en même temps révélateur de choses très différentes: une qui ne l’a pas dit, le garde pour elle et soutient son compagnon, et l’autre qui le vit très mal. Cela donnait de la complexité, et c’est ce qui m’a intéressé: ce tissu humain, de réseaux, passionnant à découvrir et à montrer.

Comment le découpage du film, suivant trois personnages successifs, s’est-il imposé?

Il a découlé de la réalité. Au départ, je ne voulais faire un film que sur Alexandre. Mais après qu’il a déposé plainte, l’histoire continue. Elle s’arrête provisoirement pour lui parce qu’il considère avoir fait son boulot, mais il y a un passage de relais qui s’opère à son insu, puisqu’un enquêteur découvre le cas de François, qui va lancer l’association « La parole libérée », de laquelle vient le personnage d’Emmanuel. Le passage de relais entre les trois, avec un effet domino, correspond à la réalité. J’ai été un peu perplexe, parce qu’on n’a pas l’habitude, dans des films de fiction, de passer d’un personnage à l’autre au bout de 45 minutes. Mes producteurs étaient inquiets, ils m’ont demandé si je ne pouvais pas essayer de rendre tout synchrone, mais cela ne correspondait pas à l’histoire. Je n’avais pas envie d’une construction alambiquée comme l’a fait Inarritu dans Babel, avec le côté puzzle, estimant que cela ne servait pas l’histoire. Et j’ai donc pris le parti de passer de l’un à l’autre, sans savoir ce que cela allait donner, un peu comme dans des séries où, d’un épisode à l’autre, on peut changer de point de vue. C’était un risque, mais je pense que cela fonctionne parce que l’incarnation des acteurs est suffisamment forte pour qu’on rentre à chaque fois dans l’histoire, un fil liant l’ensemble.

François Ozon s'est laissé guider par les faits pour construire son film.
François Ozon s’est laissé guider par les faits pour construire son film. « Je dois avouer que le réel est un très bon scénariste. »

Comment avez-vous décidé de ce que vous alliez montrer des actes pédophiles dans les flash-back?

C’était une vraie question: faut-il montrer ça? Impossible de représenter les actes, c’était clair. Avec la monteuse, Laure Gardette, nous nous sommes demandé si nous allions garder ces moments. En discutant avec beaucoup de victimes, on se rend compte que les gens autour ne comprennent pas ce qui s’est passé, pourquoi les enfants ne se sont pas enfuis, pourquoi ils n’ont pas crié. Il était donc important de montrer l’état de sidération d’un enfant. Quand vous êtes victime enfant, vous ne comprenez pas ce qui arrive. Et puis l’adulte, surtout s’il a une autorité morale comme un prêtre, exerce une emprise sur vous. Je trouvais important, dans les flash-back, de montrer les circonstances, et comment les enfants sont allés dans la gueule du loup, même si c’est désagréable et perturbant, et pas forcément compréhensible par les adultes. Comme rien n’est montré, les gens imaginent la scène, et revoient l’action. Mais tout se jouant essentiellement sur la parole, il fallait qu’à un moment, l’image incarne concrètement la violence de ce que ces hommes ont vécu enfants.

Qu’attendez-vous du film en termes d’impact?

Le film est devenu politique à mon insu, parce qu’il tombe dans ces circonstances. Le procès devait normalement avoir lieu en 2018, et on pensait qu’en sortant en février(1), tout serait réglé. En fait, pas du tout, la justice française est très lente. Le film n’est pas là pour marteler un message, il ne s’agit pas de propagande, mais de poser des questions, et il se termine d’ailleurs sur une question. J’espère une prise de conscience et que les choses bougent enfin, qu’on en termine avec les beaux discours et que les actes soient vraiment là; que les catholiques s’emparent du film, et que cela permette des débats et des remises en cause. Après, on espère toujours qu’un film fasse changer les choses. Mais le cinéma a-t-il cette faculté? Je ne sais pas…

(1) L’interview s’est déroulée en janvier, quelques jours avant la première de Grâce à Dieu au festival de Berlin, où il a obtenu le Grand Prix du jury. Le verdict du procès a été prononcé le 7 mars, condamnant le cardinal Barbarin à 6 mois de prison avec sursis pour non dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs. Il a fait appel de cette décision. Le procès du père Preynat est attendu avant la fin de l’année.

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