Je n’aime plus que mes nuits

© CHANIC

Une nouvelle écrite par Mathilde Alet pour le premier anniversaire du confinement.

Autrice franco-belge, Mathilde Alet a signé avec Sexy Summer, paru en septembre dernier chez Flammarion, un roman d’apprentissage sensible.

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Je déteste les fenêtres et les vendredis. Le ciel n’apparaît plus qu’encadré dans mes châssis, aussi inaccessible qu’un sac en croco derrière la vitrine d’une boutique avenue Louise. Produit de luxe, le ciel. Quand je me traîne au supermarché pour renouveler le stock de pâtes et de thon en boîte, il se fait fade au-dessus de ma tête, simple fond blanc, bruineux. La plupart du temps, je reste au lit, ordi ouvert sur les genoux. Mes profs jouent les youtubeurs débutants. Les plus en verve dans les auditoires ont l’aura d’un curé de campagne face caméra. Je somnole. C’est un état quasi permanent, un semi-endormissement de ma personne. Avant j’aimais les vendredis, comme tout le monde. Ses heures relâchées et sa nuit en pointillé jusqu’au matin d’après. On enquillait des bières puis quelqu’un criait: on va danser? Désormais, les vendredis ressemblent aux mardis, personne ne crie, le ciel est vitré et je n’aime plus que mes nuits.

La première fois, elle m’a réveillée vers quatre heures. Elle marchait au-dessus de ma tête et ses talons faisaient des tac-tac-tac qui me rappelaient la vie d’avant, quand les gens se chaussaient. Elle a fait des allers et venues, les pieds d’un meuble ont raclé le parquet, puis tout s’est tu. J’avais les yeux comme des billes. J’ai avalé un verre de lait et regardé là-haut. J’attendais. La nuit mon plafond est gris, ma peau sèche, à l’orée du pouce, je pèle. La musique a commencé un gros quart d’heure après. Tonitruante par rapport au ronronnement du frigo qui constitue le fond sonore de mon quotidien. Elle écoutait du classique, un mélange de violon et de piano. Je n’y connais rien mais ces deux instruments-là me sont familiers. Le violon creusait des rigoles dans les souvenirs comme il sait si bien faire. J’en avais l’averse au bord du coeur. Les notes de piano déferlaient autour de lui, farceuses, comme on éclabousse un gamin qui boude. Le premier creusait de plus belle mais, par moments, il se laissait embarquer. La joie l’emportait. Moi aussi j’ai ri, à m’en décoller la crasse des bronches. À la fin du morceau, elle a encore claqué des talons puis un silence de sommeil s’est installé. Les nuits d’après, elle a recommencé.

Je n’avais pas vraiment prêté attention à ma voisine du dessus jusque-là. J’ai le vague souvenir d’une fille maigre aux cheveux clairs, pas très grande, qui salue le mur plus que moi quand nous nous croisons devant les boîtes aux lettres. Elle s’appelle I. Valovna. C’est une chance de porter un nom russe et chic. Si je m’appelais I. Valovna, je ne mangerais pas le thon à même la conserve et je porterais des talons aiguilles. I. Valovna chausse les siens entre minuit et cinq heures. Nous avons vite pris nos habitudes. Le tac-tac-tac pour réveil, elle tire sa chaise, je cale un deuxième oreiller sous ma nuque. C’est elle qui choisit la musique, toujours classique. Nous l’écoutons chacune de notre côté du plafond, ensemble par superposition. Le son du violon me rafistole. Il me raconte inlassablement l’histoire de ce type que j’aimais bien, sorti de ma vie du jour au lendemain. À force, l’histoire se contracte, je peux la tenir dans mon poing.

Durant deux nuits, c’est son absence qui me réveille. Mon téléphone indique deux heures, puis trois, puis quatre, et toujours pas le tac-tac-tac. Le matin se pointe, laiteux, mal emmanché. J’entends au-dessus le clang de casseroles dans son évier, le plastique des sacs de courses dans l’escalier. Des pas qui traînent, une lenteur de pantoufles, une vie ménagère. Je lance un morceau choisi au hasard sur une playlist classique. Seul le voisin du bas réagit à mon tapage, à coup de balai sur son plafond. Mon coeur s’en dérafistole. Comme les prisonniers, je trace des barres sur un feuillet. Le tac-tac-tac reprend la troisième nuit. Il ressemble au clairon du carnaval, aux coups portés sur scène avant le lever du rideau. Prise d’entrain, je grimpe les marches et je sonne. Je n’ai même pas inventé un prétexte. Du sel? Un oeuf? I. Valovna m’ouvre la porte. Elle est si chic, je crois surprendre une Covid-party d’ambassadeur. Ses cheveux sont tirés en chignon, elle porte une robe noire dans une matière qui brille, longue. Je m’excuse, dit-elle, pour le bruit. Elle et moi regardons à ses pieds les escarpins vernis. Vous voulez entrer un moment?

Chez elle est une copie de chez moi, même pièce unique meublée Ikea. Nous enjambons les câbles qui jonchent le parquet. Une visioconférence est projetée sur un mur, à laquelle participe un homme seul derrière un piano. « Hi! », lance-t-il quand je passe dans le champ. « Hold on« , lui demande I. Valovna, et elle coupe le son de la conférence. « Je suis violoniste », me dit-elle. Mais avec les confinements successifs, les concerts sont annulés ou reportés. Ses journées et celles de ses semblables s’enchaînent vides. Alors des musiciens du monde entier ont décidé de jouer ensemble par visioconférence. Quelqu’un propose un morceau, d’autres s’inscrivent, ils jouent en live et sans public. Je lui dis que si, elle m’a moi comme souris. Sous le plancher, je suis un public fidèle et inaverti, croyant entendre des enregistrements. Elle rit. Le rouge de ses lèvres a débordé sur la commissure, lui donnant l’allure d’une fillette grimée. Ce soir, elle a rendez-vous avec ce pianiste de Pittsburgh pour une sonate de Bach. Elle réactive le son et lui annonce: « Tonight we play for this little mouse. » Je m’installe sur le rebord d’une fenêtre. Dehors, la ville pâlit dans le début d’une aube neigeuse. Assise face à l’image, I. Valovna lève son archet d’un geste net comme un clap de cinéma. Jouons!

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