Chez la voisine
Une nouvelle écrite par Nicolas Ancion pour le premier anniversaire du confinement.
Romancier, poète et dramaturge. Très actif en littérature jeunesse, Nicolas Ancion a publié l’année dernière J’arrête quand je veux! aux éditions Mijade.
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Il la connaissait à peine. Elle vivait à l’étage du dessous et s’il n’était rentré des courses au moment où les ambulanciers la faisaient monter à l’arrière de leur véhicule, elle ne lui aurait sans doute jamais adressé la parole. « Attendez, je dois parler à monsieur. » Elle ne connaissait pas son nom. Sergi avait eu peur de s’approcher: elle était sans doute contagieuse. « Voici ma clef, avait-elle dit. Pour Léopold… »
Léopold? Les rares fois où il avait croisé la vieille dans l’escalier, elle était seule. Avait-elle un compagnon de coeur? Un parent? « Il y a un sac dans la cuisine, avait-elle complété après une courte inspiration sifflante. Pas trop de croquettes à la fois. Vous savez comment changer une litière? »
La question était restée sans réponse, car les ambulanciers avaient profiter d’une quinte de toux pour emmener la voisine, laissant Sergi, les bras ballants, un sac de courses dans une main, la clef dans l’autre, se demandant comment s’appelait la vieille du dessous.
*
Elle s’appelait Madeleine. Il l’avait découvert sur la boîte aux lettres, en avait eu confirmation sur la table de la cuisine, où trônait un bol normand avec son prénom. À présent, Sergi se tenait raide entre la table et l’évier, hésitant à appeler le chat à voix haute ou à explorer l’appartement pour le retrouver. Madeleine entretenait son intérieur avec soin. Les surfaces étaient immaculées, mais Sergi ne parvenait pas à chasser l’impression d’être un archéologue pénétrant dans une nécropole poussiéreuse. La pénombre y était pour beaucoup. Des plantes vertes encombraient le rebord de la fenêtre de la cuisine et, de l’autre côté du petit hall d’entrée, la seule pièce visible avait les rideaux tirés.
C’est là que Sergi se rendit d’un pas décidé. Il dégagea les fenêtres, à la fois pour vérifier que le chat n’était pas caché derrière les tentures et pour permettre à la lumière terne de cette journée hivernale d’inonder la pièce. Un pan de mur entier était occupé par une bibliothèque. Deux fauteuils usés se faisaient face, tandis qu’une table, recouverte d’une nappe jaunie, n’avait plus dû accueillir grand-monde depuis le début du confinement.
Sergi avait passé des mois à l’étage juste au-dessus enfermé dans sa bulle d’inconfort, replié dans sa zone de basse pression, entre déprime complète et lassitude éreintante. Il aurait pu venir frapper à la porte, prendre des nouvelles de sa voisine. Il ne l’avait pas fait. Il avait joué à la console, s’était gavé de séries par nuitées entières, mais ça n’avait pas suffi à rendre son quotidien plus palpitant. Au moins, en cet instant, il avait conscience d’être venu pour retrouver et nourrir le chat. C’était peut-être insignifiant, ça l’aurait probablement été en temps normal, mais plus rien n’était normal depuis si longtemps que nourrir un animal dans un appartement inconnu lui paraissait délicieusement rebelle et presque risqué. Il avait l’impression d’être un super-héros en tenue de lycra moulante.
Mais le chat était introuvable, aussi bien dans la chambre ou la salle de bains. Et comme il n’y avait de sac de croquettes nulle part, Sergi se retrouva debout dans le hall à examiner la clef que la vieille lui avait tendue depuis le brancard. Avait-il rêvé cette scène? C’était impossible.
Il retourna dans le salon, à pas feutrés, comme s’il redoutait d’effrayer le chat introuvable, et examina à nouveau les lieux. Sur les rayonnages, des milliers de livres semblaient fixer Sergi de leurs yeux typographiques. Gamin, il avait passé des heures immergé dans les romans, mais il ne lisait plus depuis des années. Il parcourut les titres à la volée, cherchant peut-être le mot chat ou le mot croquette, coincé entre deux noms d’auteurs. Il ne les repéra pas, mais reconnut un roman qu’il avait aimé jadis. Une histoire d’avion échoué, d’adolescent perdu sur une île déserte. Il tira doucement le livre, l’ouvrit et s’installa dans le fauteuil dos à la fenêtre.
*
Après ce premier roman, Sergi en choisit un autre, puis un autre encore. Les premiers jours, il remonta dormir chez lui, mais par la suite il lui arriva souvent de s’endormir dans le fauteuil chez Madeleine, une couverture sur les genoux. Il utilisait alors la bouilloire électrique et du café soluble pour se réveiller avant de reprendre son marathon de lecture. Il explorait des marécages en Louisiane à la recherche de cadavres, remontait des ruelles pour atteindre un château dont les portes ne s’ouvraient jamais, traversait l’Atlantique en bateau, histoire de vérifier à l’autre bout du monde si le chat de Madeleine ne s’était pas perdu au fond de l’Amazonie. Le temps n’avait plus réellement cours pour lui et s’il mangeait encore, il n’y accordait plus la moindre attention.
Quand la vieille revint de l’hôpital, après plus de deux mois de tubes et de soins invasifs, elle trouva des livres empilés au pied de l’un des fauteuils et une tasse vide posée sur le rebord de la fenêtre.
Elle ouvrit les rideaux, marcha lentement jusqu’à l’évier de la cuisine, se pencha pour sortir les croquettes et les verser dans un bol. Elle lança d’une voix assurée: « Mon minou, mon matou, tu dois être mort de faim! »
Mais le chat ne se montra pas. Elle secoua le récipient avec des gestes bruyants, sans plus de résultats. « Sergi! Sergi!, insista-t-elle d’une voix enjôleuse. C’est l’heure de la lecture. »
Le félin sortit de la chambre pour se glisser entre ses jambes. La vieille prit place dans son fauteuil favori, ouvrit un ouvrage épais et le chat vint se lover sur ses genoux. Madeleine le caressa et eut, pendant quelques secondes, l’impression que le chat dégageait une douce odeur de café brûlant.
Elle sourit et se mit à lire à haute voix, tandis que l’animal ronronnait.
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