Rencontre avec le réalisateur du film coup de poing Corpus Christi

Vocation ou usurpation? Jan Komasa pose cette question dans Corpus Christi.
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Avec Corpus Christi, petit film coup de poing faisant le portrait d’un jeune délinquant qui s’improvise prêtre, le réalisateur polonais Jan Komasa filme au plus près des visages le récit d’une rédemption peu orthodoxe. Entretien.

Beaucoup de vocations de cinéma sont nées en visionnant les films de Steven Spielberg. Mais peu de réalisateurs, surtout s’ils sont européens, peuvent se vanter d’avoir choisi de passer derrière la caméra après avoir rencontré Spielberg lui-même sur l’un de ses tournages. C’était en 1993, sur le plateau de La Liste de Schindler. Jan Komasa est alors à peine âgé de douze ans, mais son paternel joue le rôle d’un garde SS dans le film, appelé à faire date. Moins de dix ans plus tard, le jeune Polonais signe déjà son premier court métrage, primé à Cannes. Soit le début d’un parcours ambitieux qui le verra même piloter des superproductions dans son pays.

Aujourd’hui, à 38 ans, il revient avec un film certes plus modeste en termes de budget, mais admirablement accompli: Corpus Christi (lire aussi notre critique du film), drame percutant qui s’immisce dans l’intimité d’un jeune homme, Daniel, se découvrant une vocation spirituelle dans le centre de détention où son crime l’a conduit et s’improvisant bientôt prédicateur charismatique à la tête d’une petite paroisse conservatrice. Joint via Skype, Komasa revient pour Focus sur ses intentions, se montrant singulièrement prolixe sur son parcours, son désir de cinéma et sa méthode de travail.

Vous avez grandi au sein d’une famille d’artistes à Varsovie. Était-ce naturel pour vous, à la fin de l’adolescence, de vous tourner vers une discipline créative?

Oui et non. Mon parcours est un peu particulier. À la base, mes parents voulaient faire de moi un grand pianiste. J’ai étudié cet instrument durant huit ans. Et puis j’ai commencé à me sentir un peu à l’étroit dans le carcan de la musique classique. J’aspirais à davantage de liberté et j’ai songé à devenir pianiste de jazz. Mais avec celle qui est aujourd’hui ma compagne depuis une vingtaine d’années, nous sommes devenus parents à l’âge de 19 ans seulement. L’arrivée de notre fille m’a obligé à arrêter de tergiverser et c’est véritablement à ce moment-là que j’ai choisi de devenir réalisateur. C’était la discipline rêvée pour moi: j’étais formé à la musique et au son, j’étais familier du processus de fabrication des images, j’écrivais des petit comic books et des nouvelles depuis l’enfance, je dessinais aussi, je faisais du graffiti… Pour mettre en scène, il faut être familier de tout un tas de domaines sans forcément pour autant devenir un expert dans aucun d’entre eux. Ma mère a travaillé pour la télévision polonaise pendant une quinzaine d’années. Enfant, avec mon frère et mes soeurs, nous faisions les acteurs dans divers programmes. J’étais habitué à la caméra. Et grâce à mon père, qui était comédien, j’avais accès à des plateaux de cinéma et à des scènes de théâtre en permanence. C’est à travers lui que j’ai découvert les films d’Hitchcock et de Fellini, et puis le vieux cinéma polonais aussi, dont il était un grand fan.

À l’âge de 19 ans, vous intégrez alors l’École nationale de cinéma de Lódz, comme Andrzej Wajda, Jerzy Skolimowski, Krzysztof Kieslowski ou Roman Polanski avant vous…

Oui, et l’année suivante je réalisais déjà mon premier court métrage, qui allait être primé à Cannes. Tout ça était tellement rapide pour moi que je n’ai pas fini l’école. J’ai directement commencé à travailler sur mon premier long métrage. J’ai eu la chance de faire partie de la première vague de la jeune génération polonaise. Avant ça, personne ne mettait de l’argent dans un premier film. Les années 80 et 90 ont vraiment été horribles pour le cinéma d’auteur polonais. Il a fallu attendre 2005 et la création de l’Institut du film pour que les choses changent. Je suis arrivé juste au bon moment. J’ai pu faire financer mon premier long métrage sans trop de difficultés et tout s’est mis en place de manière très naturelle. Comme mon père, mes oncles et mes tantes étaient comédiens, le travail avec les acteurs a d’emblée relevé d’une espèce d’évidence et j’ai pu enchaîner les projets.

« Après plusieurs années, vous pouvez avoir tout oublié des rebondissements d’un film, mais vous vous souviendrez toujours d’un personnage marquant. »

Le scénario de Corpus Christi est inspiré d’événements bien réels. Qu’est-ce qui vous a donné envie de porter cette histoire à l’écran?

Avant Corpus Christi, j’avais l’habitude d’écrire mes scénarios moi-même. Je reçois beaucoup de scripts signés par d’autres mais, bien souvent, je ne m’y retrouve tout simplement pas. Ce scénario-là était différent, c’est difficile d’expliquer exactement pourquoi. Je connaissais l’univers des centres de détention pour avoir réalisé un documentaire en 2007 sur des jeunes qui tentaient de sortir de leur addiction à la drogue. Le scénario de Corpus Christi dépeignait bien l’univers des prisons juvéniles, quasiment dans la veine d’un reportage. Enfin je lisais quelque chose qui était vraiment très proche de mes intérêts. J’y voyais la possibilité de tendre vers une vérité quasiment documentaire. Il y avait là un soin méticuleux du détail, c’était très intelligemment documenté. Malgré tout, je trouvais que le scénario manquait un peu de tranchant. J’ai donc proposé certaines améliorations. Je voulais d’un film moins raisonnable qu’il ne l’était d’abord sur papier, d’un objet capable de débordements, de violence, d’agressivité. C’est pour ça que Corpus Christi commence et se termine très fort. Avec l’idée d’un calme très relatif au coeur du film, entre ces deux tempêtes. C’est aussi l’idée d’un clash entre le sacré et le profane. Mon précédent long métrage, Warsaw 44, était une superproduction financée par l’argent public, un film historique massif qui m’a valu l’attention des médias mais aussi des politiques. C’est une attention que je n’ai pas très bien vécue. On a fait de moi une espèce de mascotte dans mon pays, et je voulais vraiment revenir à quelque chose de plus petit et de plus personnel, mais aussi de plus percutant, avec une énergie plus intime, centrée sur le travail avec les acteurs.

Il est tentant d’appréhender le film comme une histoire de rédemption, mais son protagoniste reste porteur d’une grande ambivalence. Ses intentions apparaissent souvent assez floues et semblent évoluer au fil du récit… C’était important pour vous de ménager des zones d’ombre, à investir par le spectateur?

En tant que réalisateur, ce qui m’intéresse par-dessus tout c’est de parler de ce qui est caché. Ma mission de cinéaste, en un sens, consiste à aller activer quelque chose chez le spectateur pour qu’il puisse investir les zones d’ombre, les non-dits, les trous du récit. J’aime l’idée de me confronter à quelque chose d’invisible. C’est ce qui m’excite le plus au cinéma. Avec Corpus Christi, j’ai l’impression que je ne me suis jamais autant confronté à l’idée même de mystère. Je crois qu’il est très important que l’on puisse s’identifier, s’attacher à ce personnage, que l’on ait envie de le suivre, mais il était tout aussi important de ne pas trop en dire et de ne pas trop en montrer. On ne sait pas d’où il vient, on ne sait rien sur sa famille… Tout ce que l’on sait, c’est qu’il sort d’un centre de détention juvénile et pourquoi il y était. Pour le reste, je pense vraiment que la mise en scène est affaire de manipulation, qu’il s’agit de tendre vers un équilibre fragile entre ce qui est dévoilé et ce qui ne l’est pas. Corpus Christi parle d’ailleurs beaucoup de ça: c’est l’histoire d’un menteur en quête de vérité, d’un délinquant qui devient thérapeute. Tout y est un peu affaire d’une chose et son contraire. Au spectateur alors de démêler les fils de ce qu’il voit.

Corpus Christi est porté par un acteur incroyable. Vous semblez obsédé par l’idée de filmer son visage, le film allant par moments jusqu’à faire penser au cinéma de Dreyer à cet égard…

La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer reste l’un des seuls films devant lesquels j’ai pleuré. Et je me suis toujours demandé pourquoi. Vous savez, quand vous réalisez un film, vous n’avez que deux petites heures pour qu’une connexion s’établisse avec le spectateur. Il est très important pour moi que s’opère une sorte de rencontre à travers mes films entre le spectateur et le personnage. Je crois beaucoup à l’idée que les oeuvres qui restent dans l’esprit des gens le restent à travers leur protagoniste. Après plusieurs années, vous pouvez avoir tout oublié des rebondissements d’un film, de la façon dont il est mis en scène, mais vous vous souviendrez toujours d’un personnage marquant. Quand je pense au Parrain de Coppola, je vois d’abord le Michael Corleone composé par Al Pacino. Je vois ses gestes, ses expressions, ses mimiques. Quand je pense au cinéma des frères Dardenne, c’est au jeune garçon du Fils que je songe immédiatement. Ce personnage du Fils est toujours resté en moi, et d’ailleurs j’ai beaucoup pensé à lui en construisant celui de Daniel pour Corpus Christi: ils sont tous les deux amenés à travailler le bois, ils ont tous les deux commis quelque chose d’horrible par le passé… Par ailleurs, les frères Dardenne n’ont pas leur pareil pour en dire long sans que beaucoup de mots ne soient prononcés. Si je ne devais retenir que deux influences pour Corpus Christi, ce serait celles-là: le cinéma de Dreyer et celui des frères Dardenne.

En termes de mise en scène, vous choisissez de privilégier des plans fixes. Sauf quand vous vous trouvez à l’intérieur du centre de détention, où la caméra est portée à l’épaule. Qu’est-ce qui vous a poussé à envisager la réalisation de Corpus Christi en termes de dialectique entre intérieur et extérieur, mobile et fixe?

Je voulais rendre en extérieur le fait que le personnage de Daniel était toujours en prison. Il ne peut échapper à ce qu’il a commis par le passé, même quand il est dehors. Le cadre fixe de la caméra renvoie à son emprisonnement intérieur. De la même manière, la photographie du film a été pensée pour que les extérieurs renvoient à l’idée d’une aube permanente, comme si le personnage n’était pas encore né à lui-même, l’image s’éclaircissant au fur et à mesure que l’histoire progresse -sans jamais pour autant atteindre un point de luminosité normal. Encore une fois, c’est l’idée de travailler par contrastes, c’est comme ça que le personnage s’est construit.

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