Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

LE BLUES SUR LE TROTTOIR

L’auteur canadien Chester Brown décrit dans le détail une décennie de sexe tarifé. Politiquement incorrect, graphiquement au sommet.

de Chester Brown, éditions Cornelius, 280 pages.

Quand Chester Brown touche sa première prostituée -Carla, le 26 mars 1999, 120 dollars la demi-heure-, la loi canadienne est à la fois limpide et floue, comme partout: la prostitution « outcall », en extérieur, au domicile du client, est autorisée, mais le sexe « incall », en chambre privée ou maison close, est lui interdit -même si les petites annonces explicites sont légion. Chester Brown est donc dans l’illégalité, et tient à le dénoncer, de la manière la plus claire, et crue:  » Dans ce livre, écrit-il en préambule , je fais état de toutes les fois où j’ai payé pour avoir une relation sexuelle et de chaque prostituée avec qui j’ai couché jusqu’à la fin 2003. » Vingt-trois prostituées, de Carla à Millie, qui donnent leur nom et leur corps à son nouveau roman graphique, huit ans après son extraordinaire Louis Riel. Retour cette fois au comics de reportage, indépendant, autobiographique et sans pudeur aucune. Mais d’une puissance graphique rarement atteinte: malaise et froideur hantent ce récit précis, monochrome et hypnotique.

Chester Brown n’en est pas à sa première exhibition. Si beaucoup l’ont découvert avec Louis Riel, biographie lumineuse d’une figure révolutionnaire de l’histoire canadienne, réalisée en noir et blanc, mais où le blanc domine, l’auteur né en 1960 s’est d’abord et surtout fait connaître outre-Atlantique pour ses récits autobiographiques sombres, sans fard et symboliques de l’état de l’Amérique du Nord, tant mental que graphique: dans Le Playboy, il ne cachait rien sur sa manie des magazines pornos et son onanisme frénétique; dans Je ne t’ai jamais aimé, il détaillait la relation zarbi avec sa mère bigote, et qui a fait de lui le type qu’il est -surdoué mais incapable de relations humaines « normales ». Le tout dans une ligne claire, froide comme le sexe tarifé, et ici de plus en plus dépouillée, précise et proche du travail de Chris Ware ou Charles Burns, tout en restant dans l’esprit de son modèle Crumb et de son pote Joe Matt. Joe Matt, partenaire de papier et personnage omniprésent chez Brown, pour de longs dialogues et débriefings post-coïtaux (Brown étant lui-même présent dans les comics de Joe Matt, sur le même principe).

On ne s’étendra pas ici sur la portée politique de 23 prostituées et sur la pertinence ou non de ce plaidoyer en faveur de la légalisation de la prostitution -il rejoint au moins la pile des témoignages sur la question à lire avant d’oser un avis. On reste par contre, après lecture, fasciné par l’atmosphère pesante et déshumanisée de ce compte-rendu clinique, superbe, où le noir cette fois pèse sur chacune des cases, elles-mêmes répétitives et parfaitement cadrées, comme les règles sociales et émotionnelles qui ont régi la vie affective et sexuelle de Chester Brown dix ans durant. On ne peut pas dire que l’homme en soit sorti plus épanoui et plus à l’aise dans sa relation aux femmes. L’auteur, par contre, peut remercier les filles de joie.

Olivier Van Vaerenbergh

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