Scott McCloud, la BD mode d’emploi

Scott McCloud - Le Sculpteur © Éditions Rue de Sèvres
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le grand théoricien de la bande dessinée Scott McCloud revient à la pratique avec une oeuvre monumentale et ambitieuse. Un Sculpteur forcément abouti, autant qu’attendu au tournant.

« Je suis comme mon personnage David Smith: j’accepte avec le temps et la maturité la futilité de l’art et de l’artiste, mais je continue de produire de grosses oeuvres prétentieuses! Je vous l’accorde, c’est un paradoxe. » Scott McCloud, de passage à Bruxelles, rira beaucoup pendant notre conversation. Et sur le coup, il sera difficile de lui donner tort: son Sculpteur se veut et est effectivement monumental. Près de 500 planches pour revisiter rien moins que des thèmes comme le mythe de Faust, les affres de l’artiste, la mythologie tellement US des super pouvoirs et même sa propre histoire d’amour. Un pavé donc ambitieux pour un auteur qui a tendu depuis longtemps le bâton pour se faire battre: Scott McCloud est internationalement connu et reconnu pour ses bandes dessinées sur la bande dessinée, essentiellement L’Art invisible publié en 1993. Un théoricien de génie qui revient donc à la pratique. Et qui s’en amuse follement malgré l’évidente mise en danger.

Vous n’avez pas choisi la facilité pour revenir à la fiction: un roman graphique hors norme, tout en bleu et de 500 pages, c’est un gros morceau!

Scott McCloud, la BD mode d'emploi

Je pensais m’en tenir à 400, mais il n’a pas arrêté de grandir, même quand je coupais dedans, pire qu’une mauvaise herbe! Mais c’est une histoire que j’avais en tête depuis très, très longtemps, ce mélange de contrat avec la mort, de superpouvoir, d’art, de romance… C’est le genre d’histoire à laquelle on peut penser à 25 ans, mais qu’on ne peut vraiment écrire qu’à 50. J’aime décrire Le Sculpteur comme une collaboration entre le jeune moi et le vieux moi. Ce récit parle de résilience, d’acceptation, presque de renoncement face à sa propre futilité, mais en même temps je respecte les passions et l’idéal du jeune homme que j’étais et qu’est David Smith. C’était aussi une manière de mêler le monde très américain des comics et des superpouvoirs avec une profondeur, une philosophie que l’on trouve plus facilement dans « la bande dessinée » (il le dit en français, ndlr) et les mangas. Deux traditions qui ont joué un grand rôle dans ma manière de raconter cette histoire.

Effectivement, l’évidence s’impose à la lecture: en parfait connaisseur que vous êtes, vous réalisez ici une vraie fusion des grammaires américaine, européenne, japonaise…

Je voulais avant toute chose éviter pour ce récit une construction narrative imposée par les formats de la presse américaine, qui influe trop sur le rythme, qui impose l’action. Je voulais vraiment pouvoir prendre du temps pour placer mon petit théâtre humain. Et me permettre par exemple de prendre 30 pages pour illustrer une seule conversation, pour en capturer le rythme, la lenteur. C’est ce qu’il faut faire si on veut y parvenir. Et c’est pour ça que le livre fait 500 pages! Et c’est ce qu’on est seulement en train d’apprendre et de comprendre aujourd’hui dans la BD américaine. Mais les influences internationales du Sculpteur vont plus loin que ça. En étudiant les mangas, j’ai vraiment été fasciné par la manière dont ils arrivent si bien à nous immerger dans la tête des personnages, à nous faire ressentir plutôt que voir. Et puis il y a cette grande tradition européenne de création de mondes, depuis Hergé jusqu’à une infinité d’auteurs et de styles, mais qui tous se rejoignent dans le soin apporté à la création de mondes crédibles, construits, réellement connectés, et que l’on retrouve ensuite chez des auteurs japonais comme Otomo ou Miyazaki. Autant de critères que j’ai tenté de faire intervenir dans ma bande dessinée.

Vous me voyez donc venir: vous qui êtes surtout connu comme un grand théoricien, avez-vous vécu ce retour à la fiction comme une mise en danger?

Oui, mais c’est la meilleure du genre! Je me sentais comme sur une montagne russe, quand une voix vous dit de rester assis au risque de vous faire arracher la tête… C’est ce que je ressentais: je devais rester assis, concentré sur le boulot que j’avais à faire, et surtout ne pas lever la tête pour voir ce que les gens en pensent! Car il n’y avait pas d’alternative, je devais faire ce livre. Or je n’ai pas seulement dit à tout le monde dans mes livres comment il fallait lire et apprécier une bande dessinée, j’ai fait bien pire: en 2006, je leur ai dit comment il fallait faire de la bande dessinée (Faire de la bande dessinée, chez Delcourt, ndlr)! Depuis, je me promène avec une énorme cible dessinée sur le ventre en hurlant: « Allez-y! Descendez-moi! », mais j’en avais peut-être besoin: je savais que ce livre allait être un énorme challenge, que je ne pouvais pas échouer. Et j’ai travaillé cinq ans dessus, six jours sur sept, onze heures par jour, pour au moins faire du mieux que je pouvais. Maintenant, même lorsque j’entends des gens qui ont des critiques sur le livre, ils disent aussi: « Bon finalement, on s’est trompé, il sait quand même dessiner. » Or ils avaient raison, à l’époque de L’Art invisible, vraiment, je ne savais pas dessiner! J’ai beaucoup appris pour Le Sculpteur.

LE SCULPTEUR, DE SCOTT MCCLOUD, ÉDITIONS RUE DE SÈVRES, 495 PAGES.

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