Rentrée polars, le grand bazar

C.L. Taylor, Lucie Whitehouse et David Joy © DR / Ashley Evans
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Moins sensibles au phénomène marketing des rentrées littéraires, les maisons d’éditions vouées aux polars et thrillers dévoilent leurs cartouches à l’an neuf. Et cette année encore, ça tire dans tous les sens.

« Espionnage, policiers, romans noirs, thrillers » -pour reprendre le seul vocable du Syndicat National (français) du Livre, qui regroupe sous cette appellation à rallonge les romans qui ne tiennent pas de la littérature « blanche », de la Fantasy ou du « feel good book »: il y en a toujours eu pour tous les goûts dans le rayon « policiers » (ou « noir », ou « thrillers », etc.) de nos librairies. Et même si l’année 2018 avait été marquée par un petit coup de mou sur le marché du genre, avec une baisse en chiffre d’affaires et en nombre d’exemplaires d’un peu moins de 5%, derniers chiffres officiels connus, le roman dit noir reste un mastodonte du marché de l’édition. Selon cette fois l’Observatoire de la Librairie qui regroupe en France plus de 200 librairies indépendantes, le polar a représenté cette même année près de 18% de leurs ventes en fiction. Près d’un livre sur cinq. Et quand on sait qu’il sort chaque année, rien qu’en français, 82.000 livres dont 68.000 nouveautés et qu’il s’en vendra près de 370 millions d’exemplaires, on comprend l’engouement, ces dernières années, pour un genre qui s’est beaucoup renouvelé -et les enjeux!

Rares sont les maisons d’édition qui ne possèdent pas leur collection « Policiers » -« un très mauvais nom de collection, beaucoup trop restrictif, nous expliquait récemment Marie-Caroline Aubert, nouvelle boss de « La Noire » (lire encadré ci-dessous) et ancienne responsable de la collection…. « Policier » du Seuil- quand elles ne s’y dévouent pas entièrement, produisant, donc, des centaines de nouveaux titres chaque année. Le tout dans un spectre éditorial qui brasse large, très large, et de plus en plus large. L’année 2020 ne dérogera donc pas à la règle et à la surproduction, même si l’ambiance générale semble être à la modération (toute relative). « Nous poursuivons en 2020 le même objectif qu’en 2019, explique ainsi Florian Lafani, directeur éditorial des éditions Fleuve, dans leur tout frais calendrier des parutions: « Publier un nombre raisonnable de titres pour être en mesure de les défendre mieux« . Votre serviteur a donc tenté de jeter plus qu’un oeil sur ce « nombre raisonnable« , et ce pour le seul premier trimestre de cette nouvelle année. Seule certitude après quelques vertiges: il y en a vraiment pour tous les goûts, même (et surtout?) les mauvais.

Patrick Delperdange
Patrick Delperdange© STEPHANE REMAEL

Belle fournée belge

D’abord un peu de prospective nationale, et de parenthèse enchantée. Après une année 2019 riche en polars ou para-polars belges -de Thomas Gunzig à Kenan Görgün (lire aussi Le Vif de cette semaine) en passant par le phénomène Adeline Dieudonné dont La Vraie Vie continue de se vendre-, nos compatriotes seront à nouveau très présents et, souvent, remarquables dans leurs genres respectifs. En février, c’est ainsi Patrick Delperdange qui revient au roman (très) noir, avec C’est pour ton bien, deux ans après L’éternité n’est pas pour nous, toujours chez Equinox, la nouvelle collection menée aux Arènes par Aurélien Masson, ancien boss de La Série Noire, que l’écrivain carolo installé à Bruxelles a suivi dans l’aventure. Bien lui en a pris: ses romans noirs et sociaux, toujours porteurs d’une écriture au service de sujets lourds, comme ici le féminicide, y trouvent une place de choix. Alain Berenboom, lui, est toujours fidèle à Genèse Édition et ouvre le bal de l’année avec Le Rêve de Harry, son quatorzième roman, d’ailleurs plus mélancolique que policier, puis qu’il l’annonce comme une « fiction autobiographique » et donc sans son célèbre commissaire Van Loo (qui devrait revenir, lui, l’année prochaine). Autre habitué des étals, dans un genre cette fois réellement criminel, Paul Colize verra paraître début mars son nouveau polar, le bien nommé Toute la violence des hommes (HC Éditions), mêlant meurtre et fresques anonymes dans les rues de Bruxelles. Bruxelles qui restera, en 2020, un important décor de polars comme ont pu l’être L.A. ou Paris. On attend ainsi déjà beaucoup du deuxième volume de la trilogie de Kenan Görgün entamée en 2019 avec Le Deuxième Disciple, et annoncée pour fin 2020, à nouveau chez Equinox: une plongée, cette fois, dans les communautés turques de Saint-Josse et de Schaerbeek qui s’annonce explosive…

Fiona Barton
Fiona Barton© JENNY LEWIS

Overdose de « domestic thrillers »

Plus largement, et hors auteurs belges, l’édition du thriller sur le marché francophone poursuit sur sa lancée des années précédentes: toujours plus de femmes à la plume et -sans que l’un soit toujours lié à l’autre- toujours plus de « domestic thrillers »! Ou quand l’enquête policière et/ou le phénomène criminel s’invite dans le quotidien petit-bourgeois de ses protagonistes. Une enquêtrice retourne vivre chez sa mère dans Faute grave de Lucie Whitehouse (Presses de la Cité), une journaliste s’intéresse à des ados disparus et renoue avec son propre fils dans Le Suspect de Fiona Barton (Fleuve Noir), un professeur de karaté s’avère le pire des prédateurs dans La Peur de C.L. Taylor (Black Lab)… Les thrillers psychologiques, anglo-saxons et féminins ont encore et toujours le vent en poupe, portés par un lectorat qui s’est à la fois féminisé et embourgeoisé, et quelques succès-phénomènes qui ont marqué le genre, tel La Fille du train de Paula Hawkins sorti il y a pourtant déjà cinq ans. « Le succès, dans le thriller plus qu’ailleurs, pousse immédiatement à la standardisation, explique encore Marie-Caroline Aubert « Après La Fille du train, on a eu droit à la fille du dessus, la fille à la fenêtre, la fille d’en face, la fille d’â coté… J’ai reçu jusqu’à trois propositions « girl » par jour, et ça continue, c’est terrifiant. C’est même de pire en pire, tant on fantasme sur un très grand lectorat. Mais pour un Michel Bussi (le nouvel énorme vendeur français de thrillers qui flirte avec les 500.000 exemplaires et dont Au soleil redouté sort le 6 février aux Presses de la Cité, NDLR), combien de livres qui doivent dorénavant se contenter de 2.000 lecteurs? »

Si c’est le mieux que l’on puisse parfois souhaiter à d’innombrables thrillers qui semblent tous sortis du même atelier d’écriture (à la fois la plaie et le succès des romans anglo-saxons), il y a heureusement encore à l’horizon de quoi désaltérer l’assoiffé de bons livres sombres. Outre la renaissance de « La Noire » (voir ci-dessous), on comptera dans les semaines qui viennent sur quelques valeurs sûres (Stephen King, Pierre Lemaitre, Jean-Christophe Grangé, Megan Abbott, Jean-Bernard Pouy), trois Scandinaves bien de saison (John Lier Horst, Camilla Grebe, Antti Tuomainen), deux newcomers qui confiment (David Joy et Gabino Iglesias) et au moins deux surprises: un Face à face alléchant chez Fleuve Noir, dans lequel une vingtaine d’auteurs font se rencontrer, en duo et le temps d’une nouvelle, leur héros respectifs (le Harry Bosch de Michael Connelly croise ainsi le Patrick Kenzie de Dennis Lehane!), ou le prometteur Du rififi à Wall Street de Vlad Eisinger, à la Série Noire dès le 13 février, sorte de « polar dans le polar dans le polar » digne du film Inception.

L’îlot de « La Noire »

La deuxième vie de la collection « La Noire » de Gallimard se poursuit: deux nouveaux titres viennent enrichir un catalogue naissant mais hors norme, dans un genre « par définition pas définissable ».

Marie-Caroline Aubert et Stéfanie Delestré
Marie-Caroline Aubert et Stéfanie Delestré© F. Mantovani Gallimard / DR

Puisque « on a découpé le monde littéraire en deux couleurs« , autant l’assumer à nouveau et jusqu’au bout. Quinze ans après sa mort -la collection fut fondée en 1992 par Patrick Raynal, et éteinte en 2005 par Aurélien Masson-, « La Noire » a fait sa réapparition en mars dernier chez Gallimard et, en cinq petits titres à son catalogue, commence déjà à faire un peu d’ombre à « La Blanche » qui moins que jamais n’a le monopole de la littérature. « Lorsque on a repris la direction éditoriale de la Série Noire, on a tout de suite eu cette vision commune de vouloir la recadrer sur le polar classique et le roman d’enquête, nous expliquaient il y a quelques mois déjà Marie-Caroline Aubert et Stéfanie Delestré, les « Tatas flingueuses » de l’édition polar en France. « Mais sans abandonner pour autant le roman noir, un plaisir littéraire par excellence et par définition indéfinissable. C’est Mike Nicol qui a peut-être tenté la meilleure définition: le roman noir est au coeur moral de la société. Et Ron Rash (premier à avoir été édité en mars dernier dans la nouvelle « La Noire », NDLR) dit lui qu’il n’est pas un auteur de noir, mais qu’il fait du noir. Ça explique bien, peut-être, ce que peut être cette collection: là où la Série Noire, ce sont les codes du polar, dans « La Noire », on se permet d’entretenir des relations incestueuses avec d’autres genres: roman d’anticipation, dystopie, « true crime », « non fiction », poésie… Ce sont les textes qui décideront. »

Grands crus et newcomers

S’appuyant en partie sur une première vie et un fond de catalogue d’une richesse hors norme, avec des auteurs comme James Crumley, Cormac McCarthy, Raymond Chandler, Kem Nunn ou Larry Brown, « La Noire » tentera l’équilibre entre titres français, étrangers et patrimoniaux, à l’image de ses deux seules sorties prévues respectivement en janvier et février: le jeune Français Sébastien Rutés avec Mictlàn, puis l’Américain Shelby Foote, disparu en 2005 et encore largement méconnu chez nous. Son September September raconte, avec beaucoup d’ironie, le kidnapping, en septembre 1957 au Tennessee, d’un jeune garçon issu de la bourgeoisie noire par trois rednecks bien blancs. Plus surprenant encore, parce que mâtiné de réalisme magique et de littérature sud-américaine, le court roman cette fois récent et très noir de Sébastien Rutés s’affirme comme une des belles surprises de cette rentrée. Deux inconnus, Vieux et Gros, y traversent un pays qui n’est jamais cité à bord d’un camion frigorifique rempli de cadavres. Un récit sombre et envoûtant en plus d’un véritable exercice de style littéraire -l’autre bonne définition, peut-être de cette nouvelle « Noire »?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content