Rencontre avec Fabien Vehlman, co-scénariste du Dernier Atlas

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le polar de l’année mêle uchronie, robots géants et guerre d’Algérie! Le Dernier Atlas est un coup de maître de son quintet d’auteurs, touchés par la grâce: les binge readers vont adorer.

Il y a d’abord l’introduction, dans le parc de Tassili, en Algérie, en 2018: les oiseaux ne s’envolent plus. Ils viennent s’y installer et s’y laissent mourir. Il y a ensuite Ismaël Tayeb. Lieutenant dans un gang criminel de France, jusque-là occupé à faire la tournée des cafés, il se voit chargé par son patron de lui dénicher une pile nucléaire. Enfin, il y a Françoise, chercheuse qui observe des mutations d’insectes dans la région irradiée de Batna, près de Tassilli. Là où naguère eut lieu un grave accident nucléaire, et où Ismaël compte bien remettre en route un des derniers robots géants de l’armée française. Car oui, dans Le Dernier Atlas, un détail de l’Histoire a déraillé en 1918, créant une autre Histoire -une uchronie: la guerre d’Algérie n’a pas démarré en 1954, mais en 1968; Mitterrand a été élu en 1974; et, oui, la France a longtemps été fière, avant peut-être d’en être honteuse, de ses robots géants; de ses Atlas qui donnent son titre a un des meilleurs divertissements de l’année, qu’on pense bande dessinée, livres ou séries. Pas moins. Et même beaucoup plus, à voir l’engouement provoqué par les 200 premières pages d’une trilogie qui en fera donc le triple.

L’oeil du Cyclope

« Si on remonte vraiment à la toute première idée, c’était en 2003: juste un robot géant dans une décharge, nous a expliqué Fabien Vehlmann, co-scénariste de cette belle brique avec Gwen de Bonneval, complice de toujours. Mais c’est vraiment en 2008 qu’on y a repensé, quand on s’est lancés dans l’aventure du Professeur Cyclope. » Un projet très ambitieux de revue numérique, montée avec entre autres Hervé Tanquerelle (le rédac chef), Brüno et Cyril Pedrosa  » pour lequel on cherchait une série feuilletonnante, qui fidéliserait les lecteurs, un récit choral et fleuve qui mêlerait géopolitique, Histoire française et pur divertissement pop. Quand on a fait faillite, on avait déjà écrit six chapitres« . Un échec commercial aux antipodes de la réussite artistique du Professeur, dont de nombreuses créations ont depuis été éditées en albums. Il était donc temps que celui-ci, ce Dernier Atlas à la fois follement ambitieux et au potentiel le plus large, renaisse sur papier. « Dès que Hervé a réalisé ses premières planches, on s’est dit que c’était du très grand Tanquerelle, dans lequel il a encore poussé la caractérisation de ses personnages. Ils existent, ils sont très expressifs. Les nanas ne sont pas que des bimbos, les mecs sont plus creusés. On y a tout de suite retrouvé tout ce qu’on voulait y mettre Gwen et moi, sans déperdition, avec la strate supplémentaire du dessinateur. Fred Blanchard le seconde sur tous les designs et une partie du storyboard, Laurence Croix assure les couleurs et les délais… C’est comme une petite équipe de foot qui s’est enfin trouvée au bon moment, au bon endroit, et qui a pu se concentrer sur son récit. On a voulu être très proches de la construction d’une série télé, ou de livres à suspense: une poignée de personnages, mais très forts, pris dans des trames complexes et interpénétrées. C’est pour ça qu’on voulait 200 pages, même si on l’a aussi distillé en faible tirage en cahier plus proche d’un format comics: on voudrait une lecture qui s’approche du « binge watching » d’une série. »

Fabien Wehlmann:
Fabien Wehlmann: « Une lecture qui s’approche du binge-watching d’une série. »

Une hantise française

Cette grande aventure inclassable, puisqu’elle mêle et se joue des codes de toute la culture pop, qu’on pense thriller, polar, SF, uchronie ou aujourd’hui collapsologie, doit aussi sa réussite à l’intime que ses auteurs ont voulu intégrer au récit:  » Le robot géant, avec son design humanoïde alors que ce n’est pas du tout pratique, mais qui traverse toute la culture pop du Géant de fer à Goldorak en revenant même au Roi et l’Oiseau de Prévert et Grimault, c’est évidemment, pour nous, une métaphore de la modernité, et surtout de la manière dont l’homme façonne son environnement, avec tous les risques que ça représente comme on le voit aujourd’hui. C’est une angoisse assez profonde qui nous occupe Gwen et moi. Et puis, il y a l’Algérie, un sujet qui me tenait personnellement très à coeur: j’ai dû attendre la mort de mon père et ce biais de l’uchronie pour oser l’aborder. »

Le père de Fabien Vehlmann était en effet miliaire de carrière, pilote pendant la guerre d’Algérie. « Mon père en est revenu presque dix ans avant ma naissance, mais ça m’a impacté. On dit qu’il faut deux à trois générations pour digérer un conflit. Je pense qu’on y est, qu’il est temps qu’on le fasse et qu’il y a même urgence politique: je suis convaincu qu’une partie de l’islamophobie française vient de ce conflit non résolu et de l’angle mort qu’il y a dessus. Ce fut un conflit fratricide entre un pays et sa colonie, une guerre perdue diplomatiquement. Pour les militaires, les appelés, ce fut très dur. C’est une hantise française, et pour beaucoup encore, une sorte de « point Godwin » de l’exacerbation. Mais c’est un sujet que je voulais aussi absolument aborder sous couverture de divertissement. Pour reprendre La Rochefoucauld: « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face « . La guerre d’Algérie ne peut se regarder en face pour ceux qui l’ont vécue d’assez prêt. Mais il faut pourtant en parler. »

Le Dernier Atlas (1/3), par Vehlmann, de Bonneval, Tanquerelle, Blanchard et Croix, éditions Dupuis, 232 pages.

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