Magasin général, dernier tome avant fermeture

Magasin général © Casterman
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Loisel et Tripp bouclent en fanfare leur Magasin général, superbe roman graphique à quatre mains et neuf tomes. Une fable bucolique, québecoise et politique qui donne aux libertaires le goût de la méthode douce.

« Voilà, c’est fini. » Jean-Louis Tripp et Régis Loisel insistent là-dessus, d’un dernier trait de plume, au bout des 128 pages de ce neuvième tome de Magasin général, entamé en 2006: les scénaristes et co-dessinateurs de cette oeuvre aussi atypique que son succès quittent définitivement le petit village de Notre-Dame-des-Lacs, et n’y reviendront plus. Et ce malgré la révolution, tout en douceur, qu’ils ont fait germer dans cette petite communauté rurale et québécoise des années 20: ce qui pouvait, dans son amorce, ressembler à une glorification nostalgique du passé s’achève en réalité sur une formidable et enjouée célébration de l’avenir, et de ce qu’il pourrait être une fois affranchi de ses dogmes habituels. Jean-Louis Tripp s’en amuse encore: « On a avancé masqués au début, des gens comme Baru pensaient qu’on avait retourné nos vestes, viré casaques et entamé un roman pétainiste, conservateur: le retour à la terre! » Régis Loisel confirme: « Aujourd’hui, notre arc narratif est bouclé, et le Magasin devient enfin et définitivement un grand roman d’émancipation, une ode à l’avenir s’il ne se base plus sur l’ordre et la hiérarchie mais sur des valeurs comme le respect des autres, l’empathie, l’écoute, l’amour… » Un Magasin général aux accents définitivement libertaires, que ses deux géniteurs rompus aux indignations politiques ont toujours voulu, ici, « tout en douceur ».

Régis Loisel (à gauche) et Jean-Louis Tripp
Régis Loisel (à gauche) et Jean-Louis Tripp© DR

Etre et avoir

Initialement prévu en trois tomes, mais rapidement dépassé par un succès tant de foule que d’estime, Magasin général aura offert à ses auteurs et lecteurs un terrain de jeu inédit, avec plus de 600 planches pour suivre des personnages, fouiller les moeurs de leur petite communauté et creuser leurs multiples interactions. Avec ce pli, révolutionnaire et transgressif: à Notre-Dame-des-Lacs, l’être compte plus que l’avoir. « On a voulu y distiller quelque chose de l’ordre du spirituel, explique Jean-Louis Tripp, exilé comme Loisel au Québec depuis plus de dix ans. Du genre: « Change-toi toi-même », ou: « Regardez tout ce que l’on pourrait laisser tomber comme injonctions religieuse, politique, sociale! » Mais c’est un travail qui ne peut se faire que dans l’amour de soi, et dans la dynamique d’une petite communauté, dans une société non marchande, qui se focalise beaucoup plus sur les valeurs de l’être que de l’avoir. » Utopistes, nos deux soixante-huitards convertis à la méthode douce? « Ce roman graphique, parce que c’en est un, tient plutôt de la fable, précise Loisel. Mais des hameaux, des communautés, ça existe encore! En France, il existe par exemple un petit village dans la Drôme dont les habitants ont formé une liste citoyenne, qui a éjecté aux élections toutes les listes traditionnelles. Et là, le travail se fait en commun, tout se décide en commission… C’est possible. »

Le duo aimerait en tout cas, maintenant que la boucle est bouclée, que le fond prenne le pas sur la forme, longtemps et longuement décortiquée: les scénarios se font à deux, l’auteur de La Quête de l’oiseau du temps crayonne, celui de Paroles d’ange encre, dans une alchimie formidable que leurs styles d’origine, très éloignés, ne laissaient pas prévoir. « Les huit premiers tomes s’ouvraient ainsi, avec une planche de Jean-Louis et une de moi, pour montrer la manière; sauf celui-ci, à notre demande. »

  • MAGASIN GÉNÉRAL (TOME 9) – NOTRE-DAME-DES-LACS, DE LOISEL & TRIPP, ÉDITIONS CASTERMAN, 128 PAGES.

Le monde est un village

Magasin général, dernier tome avant fermeture
© Casterman

Tripp et Loisel l’admettent volontiers: leur documentation la plus précieuse pour la réalisation de cette imposante chronique rurale fut évidemment historique, mais aussi sociologique, puisqu’il s’agissait d’user du village comme d’une société à petite échelle, capable de résumer en son sein des mécanismes plus globaux. Une manière de faire qui nécessitait une connaissance parfaite de Notre-Dame-des-Lacs, avant même d’y pénétrer. « Nous avions nos personnages, nous savions où nous voulions les amener, mais le village n’existait pas, résume Jean-Louis Tripp. Alors pendant trois jours, Régis a réalisé le grand dessin qui se trouve désormais en page de garde, avec le plan complet du village et toute la géographie des lieux, pendant que maison par maison, nous avons installé les familles, inventé leurs histoires. Une vision globale qu’il a fallu garder en tête, tout du long. »

Si le duo n’est pas le premier à user du microcosme pour y installer des thèmes universels, on doute que Peyo ait, lui, jamais figé son village des Schtroumpfs dans une géographie définitive. Ce qui n’empêche pas certains d’en avoir une lecture toute personnelle et politique, voyant dans cette micro-société une utopie soviétique digne des pires heures staliniennes, avec travaux communs et forcés, gérontocratie, et une seule femme, créée dans le seul but de nuire aux membres de cette belle communauté communiste… Moins bleu et grotesque, mais plus contemporain, le dessinateur Hervé Tanquerelle a tenté lui aussi il y a six ans de faire rimer BD avec « Communauté ». Son double album du même nom, édité par Futuropolis et réalisé avec son beau-père Yann Benoît, retraçait la création, en 1968, d’une vraie communauté, autonome et non-consumériste. Un petit air de Notre-Dame-des-Lacs.

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