Le petit mansplaining de la semaine: traduire Amanda Gorman sans faire de son bouquin la bible du trimestre

Amanda Gorman à l'investiture de Joe Biden. © REUTERS/Kevin Lamarque
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

La polémique entourant la traduction du dernier livre de l’Américaine Amanda Gorman parle beaucoup de racisme mais l’affaire trempe aussi très fort dans une mystique n’étant pas sans rappeler quelques envolées bien sectaires, estime ce Crash Test S06E28. Et vous mecxplique pourquoi…

Je n’ai jamais foutu un pied à Los Angeles, ni à New York City. Je n’ai pas le souvenir d’avoir été femme dans la province française du XIXe siècle, ni sur la lande anglaise de la même époque. Je ne joue pas ma vie aux dés. Je n’ai jamais traversé de révolution en Afrique, ni remonté le fleuve Congo à la rencontre d’un type réputé bien chelou. Je n’étais pas à Berlin durant la Guerre froide et je n’ai jamais vu le Mur, sinon en petits morceaux à vendre, probablement faux. Je n’ai pas connu la dictature, le goulag, ni même la prison. Je n’ai jamais chassé le vampire, ni le mouton sauvage. Je n’ai jamais été ivre mort au pied de volcans mexicains et je n’ai pas de fascination particulière pour les accidents de voiture et le sexe avec des estropiées. Je ne connais personne dont l’enfant a soudainement disparu au supermarché, personne qui a dû être évacué suite à un accident industriel majeur. Je ne pense pas être maintenu artificiellement en vie dans un caisson sur la Lune et que ceci ne serait qu’un simulacre de réalité. Je n’écris pas sous la contrainte, les jambes cassées par la vieille folle chez qui je loge. Pourtant, en lisant des livres qui évoquaient ce genre de choses, j’ai pu me sentir concerné, remué. Intimement connecté, même. C’est la magie de la parole et de la littérature, son ultime superpouvoir: transmettre et faire ressentir des choses. Au point de hacker votre empathie, de bouleverser votre construction du moi, d’implanter en vous du vécu qui n’est pas le vôtre.

Je n’ai jamais habité en dictature mais j’ai lu plusieurs fois 1984. À la première, je n’ai rien compris. Tant qu’à lire de la SF, je préférais alors de loin la novélisation du film Outland par Alan Dean Foster. À la seconde, j’ai trouvé ça terrifiant mais moins bien que Brazil. La troisième et quatrième et cinquième fois, 1984 m’a par contre semblé vraiment parfait. Et à la sixième, j’ai pensé que tout l’aspect Big Brother s’appliquait aussi fort bien à Twitter. C’est là un autre aspect de la magie de la parole et de la littérature: quand on lit un bouquin, il peut se passer bien des choses biscornues entre les deux oreilles. Peu importe la qualité de l’oeuvre, sa force, notre esprit va souvent gentiment déconner. Bien sûr, 1984 est un texte fabriqué à l’huile de coude pour miner le moral, doper la réflexion politique et rendre totalement amoureux du concept d’individualité. Je le prends donc à chaque lecture comme telle dans les gencives mais cela n’empêchera jamais mon esprit de se montrer en même temps éventuellement très facétieux. De tenter des interprétations branquignoles, de s’emmêler les hyperliens, de foutre le feu à mon imaginaire personnel. Dans 1984, les scènes avec le rat sont particulièrement atroces. Encore que pour moi, ça serait pire avec une mygale, parce que je m’en carre, en vrai, des rats. Tiens, et si Orwell avait plutôt imaginé un putois péteur dans cette foutue cage faciale? Tout le monde serait mort de rire… En lisant ces pages de 1984, il m’arrivera peut-être aussi de me demander si j’ai déjà mangé accidentellement du rat. Ou de soudainement avoir une grosse envie de souris au chocolat. Ou de chanter à tue-tête le vieux tube de UB40, « There’s a rat in mi kitchen, what am I gonna do? » Je ne suis pas certain que Tonton Orwell en serait ravi mais c’est comme ça. C’est complètement naturel d’ailleurs. On n’a vraiment pas de contrôle là-dessus.

Au mieux, ces couillonnades peuvent d’ailleurs elles-mêmes se transformer en oeuvre appréciable. Pas de Frankenstein Junior sans Mary Shelley. Pas de zombies à la sauce George Romero sans « c’est pas mal Baudrillard mais ça serait quand même drôlement plus rigolo avec des morts-vivants« . Là, maintenant, quelque part, quelqu’un est probablement en train de construire un roman inédit sur l’impression erronée que lui a laissée 1984 ou développe une idée de suite ou pense à une saga politique née de deux phrases du livre. Autrement dit, je pense qu’il faut laisser aux oeuvres littéraires vivre leurs multiples vies, même les plus honteuses. Imposer une seule lecture, imposer le premier degré, le respect du sens initial, ce n’est pas encourager le plaisir littéraire, la réflexion, l’imagination et même l’acte de se nourrir l’esprit. C’est imposer un dogme, sanctifier un écrit, chercher à ce qu’il marine dans le formol pour l’éternité. Je n’ai jamais lu quoi que ce soit de Amanda Gorman et je ne l’ai pas vue lire son fameux poème lors de l’investiture de Joe Biden. Mais comme pour n’importe qui lâchant dans la nature de la production écrite, je pense qu’il est normal et sain qu’elle soit aussi mal comprise et interprétée de traviole. Il est bon qu’elle secoue, fasse pleurer et donne du coeur à l’ouvrage mais il n’est pas forcément mauvais qu’elle soit également moquée et donne des envies de parodies. Ou de se resservir deux fois des moules. C’est la nature humaine, le marché libre, et on ne peut rien y faire, à moins de drôlement flirter avec quelque chose de drôlement dangereux. Comme d’aller prétendre que ce serait un texte qui devrait être préservé de ça, de toutes ces libertés. Le sanctifier, donc. Lui attribuer une touche quasi mystique. On n’en est pas là. Mais on n’en est pas forcément loin. Pourquoi tout ce ramdam autour de sa traduction, sinon?

Des textes mal traduits, dans l’histoire éditoriale, on en compte à la pelle. Orwell, justement, a notoirement été charcuté par Gallimard. Les éditions françaises de Thomas McGuane et de Bret Easton Ellis ont aussi toujours été particulièrement lamentables (dois-je vous rappeler le coup d’Aphex Twin transformé en « jumelles Aphex » dans Glamorama?). Sans compter les polars expédiés en les raccourcissant ou en y ajoutant des blagues douteuses; ces vieux dossiers où messieurs Vian, Manchette et Garnier peuvent être appelés à la barre. Traduire, c’est compliqué, c’est ingrat. Le genre de taf idéalement principalement technique, où il ne devrait donc pas y avoir de place pour l’égo, l’idéologie, la politique, encore moins les envies d’en rajouter. Or, tout ce ramdam autour des traductions des poèmes de Gorman transforme justement non seulement le travail de traduction en acte militant mais change aussi complètement le statut du bouquin, qui devient objet sacré, à ne laisser manipuler que par des pattes pures et blanches. Ou seulement noires en l’occurrence, huhuhu.

On a beaucoup parlé de racisme dans cette polémique mais cet aspect crypto mystico-religieux me semble bien plus inquiétant, voire déterminant. Que l’idée que des traductrices blanches et des traducteurs de plus de cinquante ans pourraient travailler sur les poèmes d’une jeune afro-américaine sonne pour certain.e.s presque aussi blasphématoire qu’un athée s’attaquant à une révision du Coran, c’est surtout sectaire avant d’être raciste. Quand la ministre Zakia Khattabi dit sur Twitter qu’elle préfèrerait pour sa part « être traduite par une féministe d’Asie (plutôt) que par une conservatrice belge d’origine marocaine« , elle illustre parfaitement cette idée qu’en dehors de sa sphère identitaire choisie, sa bulle privilégiée, son safe-space, sa version moderne de l' »empire chrétien », le monde est profane, peu sûr, voire ennemi. Ce qui tient d’une vision faussée de la réalité parce qu’il est tout de même évident que vu le contexte, les parcours politiques, les salaires, les statuts, le pouvoir et même les habituelles entraves, Khattabi est et sera toujours plus proche d’une conservatrice belge de même origine qu’elle que de qui que ce soit d’autre actif dans la vie publique. Tout comme Amanda Gorman, vu son massif succès à l’américaine, est plus proche d’Arnold Schwarzenegger que de sa traductrice belge, Lous & The Yakuza, personnalité certes de plus en plus connue mais toujours le pied bien dans l’underground local. On a reproché aux militants qu’il était aussi con que raciste d’avancer que des femmes noires habitant à 9000 kilomètres de distance -l’une américaine de Los Angeles, l’autre née en Afrique et vivant à Bruxelles-, partagent forcément des ressentis semblables. Pour ma part, j’y vois surtout le flagrant délit d’une pensée très réductrice, à la « us versus them », les civilisés contre les sauvageons, les éclairé.e.s contre le Patriarcat obscurantiste. Le pire, c’est que vouloir transformer le bouquin de Gorman en sainte relique et en objet de vénération est bien entendu le meilleur moyen de le flinguer. Si vous aimez ça, n’en dégoûtez pas les autres. Traduisez-le le plus fidèlement possible. Vendez-le comme un bon livre et pas comme la bible du trimestre qui va changer le monde. Laissez les gens se le prendre dans les dents chacun à sa façon, y compris à la rigolade. Voilà, c’était le petit mansplaining de la semaine…

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