Le monde de Drury

Tom Drury © DR
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’auteur américain revient avec Pacifique et, comme souvent, au comté de Grouse. Un lieu de fiction dans le Midwest où il aime situer ses intrigues, ses personnages et sa petite musique si personnelle. Voici la version longue de son interview.

La meilleure définition du « style Tom Drury » a été fournie à l’auteur par une de ses amies, écrivaine et éditrice: l’écrivain américain, originaire de l’Iowa, 60 ans et à peine six romans au compteur, écrit du « midwestern paranormal noir« . Et surtout, sur les quatre romans traduits et publiés en cinq ans par le Français Cambourakis, trois se situent dans le comté de Grouse, quelque part dans le Midwest. Drury ne précise jamais l’État, mais inutile de chercher ce comté si réel, constitué d’une petite ville rurale entourée de fermes et dont Drury semble avoir admiré, lentement, chaque bout de terre: il n’existe pas. Drury s’est inventé un terrain de jeu et surtout une faune qui ne le quittent plus depuis plus de 20 ans.

Dans La Fin du vandalisme, pur roman choral, Tom Drury donnait naissance à très exactement 68 personnages. Dans Les Fantômes voyageurs, Drury changeait soudain de focale en se concentrant cette fois sur une poignée d’entre eux. Changement d’angle à nouveau dans Pacifique, voyageant cette fois entre la côte californienne et les fermes de Grouse, en ajoutant quelques voix à l’orchestre: un ex-shérif devenu détective privé, très détaché, un trafiquant de fausses reliques celtes, une jeune femme férue de mystique en quête d’une pierre sacrée… Des personnages comme souvent improbables, aux réactions incongrues, sauf ici, dans ce comté, où l’étrange se fond parfaitement dans le décor très réaliste et cohabite en harmonie avec le quotidien parfois très cru des fermiers, des petites frappes et des modestes du Midwest.

« Réécrire mes souvenirs »

Ni tout à fait polars (la violence est tapie dans l’ombre et n’explose que rarement), ni complètement chroniques sociales dans la lignée de Steinbeck (Drury aime ses personnages mais ne cherche pas l’empathie), ni exactement non plus une version littéraire des frères Coen (malgré leur humour et leurs atmosphères), les romans cotonneux de Tom Drury sont précisément inclassables, et donc à dévorer. On était donc enthousiaste à l’idée d’en parler directement avec le principal intéressé. Un rendez-vous manqué plus tard, la discussion se fera par mail. Elle laisse ainsi, peut-être mieux, transparaître « le style Drury » dans les propos de son auteur: aussi précis et cohérents qu’étranges et pince-sans-rire.

Comment est né le comté de Grouse? Sauf erreur, c’était dans La Fin du vandalisme écrit en 1994. Saviez-vous déjà à l’époque que ce lieu resterait au coeur de votre travail plus de 20 ans après?

Le monde de Drury

En fait, c’était bien avant 94. J’ai entamé une première histoire durant l’été 1990, alors que je résidais dans une petite pension à Jamestown, Rhode Island. Cette histoire devint la première à être acceptée et publiée par le New Yorker. Et elle s’appelait déjà La Fin du vandalisme. Elle s’achève là où le roman du même nom commence. Mais au départ, je ne savais pas que j’allais en tirer un roman, encore moins trois! Mais je voyais déjà les possibilités.

Pourquoi choisir un tel lieu de fiction? Il est de tous vos romans, à l’exception de La Contrée immobile.

Pour La Fin du vandalisme, je voulais un endroit imaginaire qui pouvait refléter mon expérience des petites villes rurales du Midwest, mais qui pouvait aussi me laisser la liberté d’y faire ce que je voulais – réécrire mes souvenirs, les faire vivre à d’autres que moi. Et je m’y suis plu. La Contrée immobile tirait, lui, son nom d’une région existante, le long de la rivière Mississippi. Les glaciers entourent le lieu, créant un paysage réellement dramaturgique, qui m’évoquait le Vermont plus que la campagne du centre de l’Iowa. Et j’ai toujours envisagé ce roman-là comme un one-shot: l’histoire complète de la vie de Pierre Hunter. Ou en tout cas, une de ses vies.

Comment choisissez-vous vos personnages, entre les anciens que l’on retrouve d’un roman à un autre, et les petits nouveaux?

Pacifique fonctionne sur des variations autour du thème de l’inconnu qui arrive en ville. Micah va à Los Angeles pour vive avec sa mère, Sandra Zulma vient, elle, dans le comté de Grouse à la recherche d’une pierre sacrée (ado, je me faisais un peu d’argent en ramassant des pierres dans les champs, ça m’est resté). Il était inévitable que Micah rencontre de nouveaux personnages à L.A., et que Sandra devienne un nouveau personnage dans le Midwest.

Dans Pacifique, la Californie est effectivement aussi très présente. C’était nécessaire de prendre un peu de distance avec le comté?

J’ai vécu à L.A. entre 2004 et 2010, et j’ai été agréablement surpris de voir que j’aimais beaucoup cet endroit. Pendant une partie de ces années, j’ai travaillé au Los Angeles County Museum of Art, et sur mon chemin, je m’arrêtais pour prendre des photos. Ces photos sont devenues un blog. Mais c’est après être parti de L.A. pour retourner sur la côté Est que j’ai commencé à travailler sur Pacifique, qui a principalement été écrit à Manhattan. Je crois que mes premières impulsions consistaient à écrire autour des coins que j’aimais particulièrement en Californie du Sud, comme l’observatoire au sommet du Mont Wilson, ou Micah et Charlotte ont leur premier rendez-vous.

Quels étaient les sujets que vous souhaitiez aborder avec Pacifique? Et sont-ils, selon vous, très différents des précédents romans?

C’est très dur de se pencher sur sa propre évolution, et sans doute une mauvaise idée: ça suggère déjà que vous êtes arrivés quelque part, et ça ferme plein de possibilités. Je pense que mes intrigues sont moins tangentielles qu’avant. Mais je ne sais pas si c’est bon ou mauvais. Ma petite amie m’a dit que dans Pacifique, Louise et Dan semblent en retrait et laissent la jeune génération occuper le devant de la scène. Ça me semble sensé. Sans doute que la relation qui m’intéresse le plus désormais est celle qui lie Louise et Lyris; en un sens, elle est devenue la fille que Louise désirait mais n’a jamais eue.

L’humour, comme les dialogues, est très présent dans vos livres. Un humour très spécial! Quelles sont les choses que vous trouvez drôles ou amusantes?

L’inattendu, le légèrement absurde, les détails imparfaits de la vie des gens.

Le concept d’effacement semble très présent dans vos livres.

C’est possible, oui. La Fin du vandalisme en particulier était une sorte d’élégie (petit poème tendre et triste, NDLR) sur les petites familles de fermiers tels qu’on en trouvait dans les années 60 et 70. Pas que je sois sentimental – les choses changent – mais le roman voulait préserver un peu de ce que ce monde était, ou pouvait être.

Il a fallu près de 20 ans pour que vos livres soient traduits en français. Pourquoi tout ce temps?

Je ne peux pas me prononcer à la place des éditeurs, mais c’est sans doute lié à ce que les États-Unis sont devenus et à ce qui s’y passe. Mes romans tendent vers une certaine utopie dans laquelle les communautés se guérissent d’elles-mêmes. L’amour y est parfois mis à mal, mais prévaut. Peut-être qu’il y a quelque chose de rassurant dedans. Peut-être que je les écris pour me rassurer moi-même.

Il est presque impossible de cataloguer vos romans: crime novel, thriller, chroniques sociales, drame amoureux, conte pour adultes, fantastique… Lequel de ces genres vous correspond le mieux?

J’imagine qu’il y a des éléments issus de tout ça dans mon travail. Ma définition préférée quant au genre de mes livres m’a été fournie par l’écrivaine et éditrice Donna Seaman: « midwestern paranormal noir ». En tout cas, je veux effectivement être capable de mixer différents genres sans me sentir prisonnier d’eux. Et si le livre se retrouve sur les étals d’une librairie, ça me va, peu importe dans quelle case.

Votre style est lui aussi unique. Comment le décririez-vous?

Un jour, j’avais un livre de recettes et d’histoire sur ma ville natale (oui, parce que quand vous lisez de l’histoire locale, vous voulez vous arrêter et faire une recette de temps en temps, normal). Un de mes amis l’avait pris et s’était mis à le lire. Après un moment il s’est écrié « ça sonne comme toi! » J’essaie d’écrire clair, avec des phrases directes qui sonnent comme quelqu’un qui vous raconte une histoire.

En aurez-vous fini un jour avec le comté de Grouse et ses habitants? Est-ce que c’est votre propre version, géographique, de la Comédie humaine de Balzac? Le lieu où vous pouvez placer tous vos livres et personnages?

Je n’ai pas lu Balzac, mais je vais peut-être m’y mettre finalement. Je pense qu’il pourrait encore y avoir une série de romans dans le comté. Quand je n’en écris pas un, je suis toujours curieux de savoir ce qu’ils deviennent. Je me sens parfois comme un directeur de théâtre qui possède sa scène favorite et son groupe d’acteurs préférés.

Pacifique, de Tom Drury, éditions Cambourakis. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard. 256 pages. ****

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content