Premier recueil d’un auteur de 29 ans obsédé par les avant-gardes d’antan, Tokyo Blues est une curiosité indé aussi pointue que singulière.
Inconnu au bataillon, ce Tokushige Kawakatsu? Presque. En réalité, nos services de renseignement ont déjà croisé ses faits d’armes car il a assisté Sansuke Yamada sur le jubilatoire Sengo. Et pour Yamada, c’est sûr, Kawakatsu deviendra un auteur majeur. Il est en tout cas déjà un spécialiste réputé du manga d’après-guerre, voire un malade au dernier degré des avant-gardes d’antan et du courant gekiga. Il déclare ainsi dans son recueil que « si quelque chose comme de nouvelles possibilités d’expression en manga a un jour existé, c’est sûrement dans Garo, entre la fin des années 60 et le début des années 70. C’est de là qu’il faut repartir. Je suis toujours persuadé que les mangas qui ont suivi se sont trompés de voie ». Audacieux. Ce livre l’est aussi: son contenu, issu du fanzinat ou de revues de niche, s’avère si pointu qu’on s’étonne presque de le voir s’exporter. Il s’agit pour l’essentiel d’hommage et de continuation formelle de maîtres sixties/seventies comme Yoshiharu Tsuge ou Shin’ichi Abe. En cela, la sortie de ce livre démontre la luxuriance et la qualité atteinte par l’offre francophone en manga (tous nos voisins l’envient), car pour le publier, il fallait que les auteurs pointus que cite Kawakatsu soient -pour la plupart- déjà parus ici. Et un éditeur avec du cran.
Naissance d’un auteur
L’ouvrage contient trois volets: récits de métamorphoses corporelles, adaptations littéraires et regard sur Tokyo, sous un dessin qui va du réalisme au trait lâché. Les deux premiers sont les plus référentiels. Ils peuvent s’apprécier sans comprendre les emprunts et clins d’oeil mais, pour en saisir tout l’intérêt, mieux vaut avoir lu au moins un Tsuge, Mizuki ou autre Abe. On trouve à boire, à manger, maladresses, coups de génie, et de tout cela on préfère les premières métamorphoses (dont une en globe oculaire!) et l’étrange récit de chat écrasé tragi-comique. Le dernier segment est le plus accessible et charmant: l’auteur s’y livre intimement et pose un oeil subtil, dépassionné, sur sa ville.
Mangaka tourmenté, Kawakatsu nourrit un complexe d’infériorité et considère ne pas posséder sa propre voix artistique. Sachant cela, l’enchaînement d’histoires courtes de Tokyo Blues devient, à un second niveau de lecture, le making of de la naissance d’un auteur qui se cherche. Un rare accès aux coulisses sous la lumière de notes qui détaillent des choix créatifs très conscients. On pourrait penser que Kawakatsu a trouvé sa griffe dans le bijou de spleen urbain Telephone, Sleep, Music, plus beau et singulier morceau du livre (dont il fait la couverture), influencé par Tsuchika Nishimura (lire notre interview) pour le ton ou Manuele Fior pour la technique. Mais non. Il a cessé de publier pendant deux ans et demi avant de revenir rafraîchi en 2020. « Je crois avoir enfin trouvé une approche qui me correspond », dit l’auteur à propos du récit qui signe son retour, postérieur à ce recueil et donc absent de celui-ci. Rendez-vous dans un second livre?
Tokyo Blues
Manga indé de Tokushige Kawakatsu, éditions Le Lézard noir, 356 pages. ***(*)
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