L’anarchiste qui s’appelait comme moi, grand roman oulipien

Pablo Martín Sánchez raconte "cet anarchiste qui aurait pu être moi, il y a 100 ans". © ISABEL RODRÍGUEZ
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Mêlant Histoire, aventures, amour, politique, réalité et fiction dans une fresque picaresque d’une rare modernité, Pablo Martín Sánchez signe avec L’anarchiste qui s’appelait comme moi un grand roman oulipien. Une des sensations de la rentrée littéraire.

Imaginez la chose avant de vous y plonger: il y a trois, peut-être même quatre Pablo Martín Sánchez dans le roman de Pablo Martín Sánchez. Le premier, à moins que ce soit le second, après l’auteur, est le narrateur de cette histoire, le romancier Pablo Martín Sánchez, « jeune auteur inédit qui rejetait la faute de son échec sur un patronyme trop commun« . Un soir de désoeuvrement, il tape son propre nom sur Google et, entre un surfeur, un joueur d’échecs et un type poursuivi pour des accidents de la route, tombe sur Pablo Martín Sánchez, « capturé, condamné à mort et exécuté avec d’autres militants » en 1924, au lendemain d’une tentative de coup d’État anarchiste contre la dictature de Primo de Rivera. L’autre Pablo Martín Sánchez de ce roman sera donc celui-là: un jeune militant anarchiste exilé à Paris, et dont on va suivre les derniers mois de vie qui le séparent de ce coup d’État manqué -et pour lequel l’auteur s’est particulièrement documenté. Et puis il y a le troisième Pablo Martín Sánchez de ce roman magnifique, le même qui sera, a priori, exécuté en 1924 mais dont on suit cette fois toute la vie, de sa naissance en 1890 jusqu’à son arrivée à Paris 30 ans plus tard, avec le destin que l’on sait. Trente ans de son histoire et de la grande Histoire, racontés à travers les yeux de cet enfant qui s’illumineront devant le premier film des frères Lumière diffusé à Madrid, et s’éteindront alors que s’allumaient les premiers feux de circulation. « Une histoire sans récit est une histoire qui n’existe pas encore: il faut que quelqu’un tisse le fil des événements« , explique l’écrivain dans le prologue de son grand roman populaire. Dont acte: l’auteur puisera dans la fiction le romanesque et la distance qui manquaient à cette authentique biographie pour devenir un roman porté par un souffle peu commun et un jeu de codes et de contraintes très oulipiennes, du nom de l’Ouvroir de littérature potentielle, dont le dernier prix Goncourt, Hervé Le Tellier, est l’actuel président. Une association littéraire dont Martín Sánchez est le seul membre espagnol mais aussi traducteur du roman primé il y a quelques mois d’Hervé Le Tellier, L’Anomalie, lui aussi remarquable, et lui aussi hanté par cette idée du double.

70% de réalité, 70% de fiction

Hasard et hoquet des traductions, L’anarchiste qui s’appelait comme moi est en réalité le troisième de l’auteur à paraître en français. Publié chez nous en 2017, L’Instant décisif fut donc écrit après cet Anarchiste; ils forment ensemble « les deux premiers volets d’une sorte de trilogie minimale et accidentelle, et qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, ni dans le genre ni dans les personnages, mais juste dans la contrainte », nous a expliqué dans un français parfait l’auteur espagnol, dont l’enthousiasme, la jeunesse et le recul rappellent beaucoup son anti-héros éponyme. « Le premier roman, celui-ci, est basé sur mon nom, le deuxième sur ma date de naissance, et le troisième, qui vient de sortir en Espagne, sur le lieu de ma naissance, Reus, au sud de Barcelone. Pour L’Anarchiste, j’avais surtout envie d’un livre qui joue avec tous ces codes-là: l’Histoire, l’aventure et une certaine culture peut-être très espagnole du roman picaresque, mon héritage de lecteur. Et puis, à ce moment-là, j’étais surtout un nouvelliste dont on ne publiait pas les nouvelles. On me demandait toujours de faire d’abord un roman. Alors je l’ai écrit comme un défi, un gros pavé que je voulais précisément de 500 pages. À la fin, mon manuscrit en faisait 490 (rires) »

L'anarchiste qui s'appelait comme moi, grand roman oulipien

Cet anarchiste qui s’appelait comme lui, et qui le place à la parfaite équidistance d’Emilio Salgari, « père » du grand roman d’aventures, et d’Hervé Le Tellier, nouveau héraut des lettres modernes, permet aussi à Pablo Martín Sánchez de s’affirmer comme un narrateur surdoué, jouant, c’est décidément le mot, non seulement avec les attentes ou connaissances du lecteur, que le narrateur précède à chaque fois de quelques pages, mais aussi avec ce mélange de fiction et de réalité qui semble la marque des grands romans d’aujourd’hui. « En Espagne, quand on me posait la question, je répondais que ce roman d’autofiction historique est constitué à 70% de réalité, et à 70% de fiction« , explique dans un nouveau rire Pablo Martín Sánchez. « Je voulais surtout un roman qui se lit à plat ventre, comme disait Georges Perec, et qui puisse saisir le vrai personnage historique dans une recréation purement romanesque. Être fidèle sinon au personnage, à l’image que je m’en faisais: cet anarchiste qui aurait pu être moi, il y a 100 ans. »

Seule certitude au sortir de cet Anarchiste qui brosse aussi le portrait flamboyant d’une époque qui n’est plus, et dans laquelle le progrès et les convictions politiques signifiaient encore quelque chose: on n’oubliera pas de sitôt le nom de Pablo Martín Sánchez, l’anarchiste ou l’écrivain.

L’anarchiste qui s’appelait comme moi, de Pablo Martín Sánchez, éditions Zulma/La Contre Allée, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, 608 pages. ****(*)

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