Jon McNaught, l’extraordinaire ordinaire

© JON MCNAUGHT
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’anglais Jon McNaught évoque plus qu’il ne raconte quelques jours de vacances en famille. Un chef-d’oeuvre de poésie graphique et de mélancolie, qui exhale les petits riens plutôt que les grands moments.

Partir à la mer, c’est d’abord prendre la route. Regarder un corbeau sur un lampadaire, l’arrière d’un camion, l’arche d’un pont, un pylône, puis s’arrêter sur le parking d’une aire d’autoroute. Sortir de la voiture avec sa mère et sa petite soeur. Regarder le paysage urbain, les oiseaux sur les poubelles, les tables de pique-nique. Aller se chercher quelque chose à manger au fast-food. Commander. S’installer. Manger. Échanger quelques mots, secs, avec sa mère. Ramasser ses déchets. Les jeter à la poubelle. Aller aux toilettes. Se servir un café. Prendre quelques minutes dans la plaine de jeux. Reprendre la route. Encore quatre heures de voiture avant de rejoindre Kingdom Fields, au sud-est de l’Angleterre, un camp de bungalows installé le long de la côte, là où le jeune Andrew va passer quelques jours. Quelques jours de vacances, un petit morceau de vie, banale et familière, dont on pourrait penser qu’il n’y a, comme ici, durant ce trajet, presque rien à en raconter. Sauf que nous sommes dans un livre de Jon McNaught et qu’il fait de ces petits riens l’essentiel de ses livres. Et sans doute, déjà ici, l’un des plus beaux et des plus mélancoliques de l’année 2020. « Les choses qui vous restent de vos vacances d’enfance, ce ne sont jamais les grands moments ou le plus beau paysage« , nous a expliqué l’auteur au festival d’Angoulême, alors qu’il venait y présenter et défendre son nouveau livre, L’été à Kingdom Fields. « Ce sont plutôt les choses accidentelles, les petits détails, invisibles sur l’instant, comme la station-service sur la route plutôt que la destination. J’ai toujours travaillé sur nos environnements urbains ou naturels. Mais ici, j’ai voulu faire quelque chose sur la mémoire des vacances, ses atmosphères, plus que sur les vacances en elles-mêmes. Les sentiments qu’il nous en reste quand on tente de se les remémorer. »

Dix pages, cinq secondes

Une narration qui diffracte le temps comme rarement (la scène d’introduction citée ci-dessus dure plus de 10 pages!), qui multiplie les cases petites, parfois très petites (jusqu’à 35 par planche), et qui s’avère extrêmement chiche en paroles et même en actes, le tout dans un traitement graphique où la couleur, les tons pastel et la sérigraphie remplacent le trait… Depuis 2012 et ses premiers albums chez NoBrow, l’impeccable éditeur britannique, Jon McNaught séduit et impressionne par sa poésie graphique immédiatement reconnaissable. Édités en français chez Dargaud, tous ses albums « one shot » forment un tout extrêmement cohérent: dès Peeble Island, inspiré par une partie de sa jeunesse passée aux îles Malouines, McNaught proposait une méditation sur la nature et les rythmes calmes d’une petite île isolée; avec Dimanche, il invitait à une balade visuelle dans les quartiers résidentiels si typiques des banlieues britanniques, usant presque seulement de bruits et d’onomatopées; dans Automne, prix révélation au festival d’Angoulême il y a sept ans, McNaught découpait et détaillait un journée d’automne à Dockwood, petite ville au sud-est de l’Angleterre… Avec L’été à Kingdom Fields, il met un peu plus de mots dans ses moments de contemplation, pour mieux raconter encore les rythmes de la nature, le temps qui passe, l’adolescence, les relations familiales, l’ennui et la beauté des vacances d’été et, de manière plus large, cette mélancolie du quotidien.

Jon McNaught, l'extraordinaire ordinaire

« J’aime cette manière de raconter en BD, où j’essaie d’évoquer des sentiments plus qu’une réelle histoire à suivre, via une succession de moments capturés qui n’amènent pas obligatoirement à d’autres« , poursuit, entre deux dédicaces, ce charmant anglais né en 1985. « J’aime prendre parfois dix pages pour raconter cinq secondes, ralentir le rythme du lecteur pour créer une atmosphère, un halo. C’est un travail qui n’est pas vraiment linéaire, qui peut changer de page en page. Je cherche beaucoup, je découpe beaucoup, jusqu’au moment de sentir que ça résonne de la manière dont je le veux. Quand je décris un living-room par exemple, j’essaie d’atteindre la sensation que j’en avais, l’idée qu’il m’en reste, plus que le living-room en lui-même. Et j’aurai peut-être besoin de plusieurs pages et de dizaines de cases pour y arriver. »

Cet été à Kingdom Fields ne se contente pourtant pas d’être un « simple » livre de souvenirs nostalgiques. Le petit Andrew, héros touchant de cette non-histoire, n’est pas Jon, « même si le récit se base parfois sur des souvenirs personnels ». « Mais Kingdom Fields n’existe pas, c’est un mélange de plusieurs lieux et de plusieurs sensations, et Andrew est surtout un gosse d’aujourd’hui, dans un environnement contemporain; ce serait trop facile de faire de la nostalgie en utilisant le passé. Par contre, j’aime l’idée qu’il renvoie les lecteurs vers leurs propres souvenirs, leurs propres sensations de vacances en famille, qu’il y ait quelque chose d’universel dans cette succession de moments très intimes entre Andrew et sa famille« . Des moments intimes qui n’appartiennent effectivement qu’à lui mais dans lesquels, de fait, on peut sans doute tous se reconnaître, grâce aussi à l’autre petit miracle de cet album émouvant; bien que rares, les dialogues sonnent tous vrais, tapant juste et au coeur à chaque fois.

L’été à Kingdom Fields, de Jon McNaught, Éditions Dargaud, 104 pages. ****(*)

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