Jerome Charyn, l’âme damnée

Jerome Charyn: "Écrire un roman, c'est comme construire une cathédrale de folie où vous devez surtout faire attention que rien ne s'écroule et garder tellement de chose en tête que vous en devenez fou". © PHILIPPE MATSAS
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le plus francophile des écrivains new-yorkais poursuit ses scénarios de bandes dessinées hantés par les bas-fonds, mais clôt définitivement sa saga policière autour d’Isaac Sidel, le flic hors norme devenu président.

Ce grand homme un peu ratatiné ne nous en voudra pas de le dire: Jerome Charyn (prononcez « Charine ») a marqué profondément la littérature policière américaine et mondiale de son temps. Une impression de définitif et de crépusculaire s’impose dans les propos et le regard porté sur l’oeuvre et le métier et se confond avec cette terrible image que nous a laissée la lecture d’Avis de grand froid, son dernier (grand) roman noir sorti chez Rivages en même temps que New York Cannibals, sa nouvelle BD, comme souvent dessinée par François Boucq et parue au Lombard. Isaac Sidel, son personnage fétiche, son double, son âme damnée, que Jerome Charyn a porté avec lui pendant plus de 40 ans et douze romans, tire définitivement sa révérence. Et ce, dans un océan de solitude, sans avoir pu changer le monde. Un homme seul, fatigué, dans une immense prison dorée, songeur, penché sur son chat qu’il tient bien serré dans ses bras. La dernière image d’Avis de grand froid, qui ressemble étrangement à celle que les attachés de presse de Charyn proposent volontiers: un petit homme vieillissant, seul avec son chat, enfermé dans son appartement new-yorkais débordant de livres…

Dans ses propos, Charyn semble se confondre parfois avec son personnage, tant l’ascension sociale de l’un peut ressembler au parcours de l’autre. Jerome Charyn est né dans le Bronx en 1937 d’un père polonais et d’une mère biélorusse. Il connaît une enfance dans l’extrême pauvreté et les souterrains de New York dont seuls les livres et la littérature l’extrairont. Isaac Sidel, lui, est né dans un coin de son premier roman policier, Zyeux-Bleus, paru à la Série Noire en 1977, à l’ombre du personnage principal, inspiré du propre frère de l’auteur, flic lui aussi. Il faudra à Charyn deux romans cultes (Marilyn la dingue et Kermesse à Manhattan) pour faire de ce policier juif dégingandé, érudit et en rage, le parfait contre-exemple de l’ascenseur social américain: après être passé par la tête du NYPD et la mairie de New York en remplaçant moult injustices par des cadavres, Isaac, « personnage de roman noir dans le roman noir du monde« , prend sa retraite dans la peau du président américain, poste auquel il a accédé à la fin de Sous l’oeil de Dieu. Un ultime pied de nez de cet iconoclaste taciturne  » qui met toute son exubérance dans ses livres« , dixit François Boucq.

Jerome Charyn, l'âme damnée

Quel voyage depuis Zyeux-Bleus, quand Issac Sidel n’était qu’un personnage secondaire! Aviez-vous imaginé un tel parcours, jusqu’à la présidence?

Je voulais juste écrire un et un seul roman policier. Isaac n’a vraiment pris le relais qu’au troisième livre. Au début, il était pour moi une sorte de Dark Vador, puis il est devenu comme un de mes oncles et finalement, il s’est mis à porter mon propre visage. Et il a progressé en tuant tous les méchants qui se tenaient sur son chemin. Il a été commissaire, maire, vice-président élu et enfin président. Mais Washington et la Maison-Blanche restent pour lui un trou d’enfer. Il a faim de Manhattan.

Ce roman a été publié en 2017 aux États-Unis. Il se déroule à la fin des années 80, mais on y voit un président en dehors des clous, un peu dingue, toujours armé, que l’on surnomme « Grosse Couille » ou « Pistolero »… On pourrait penser que c’est l’arrivée de Trump au pouvoir qui vous a donné envie d’y envoyer Isaac.

J’avais commencé à écrire le roman avant l’arrivée de Trump, mais le roman lui-même peut effectivement se lire comme le miroir fou de sa présidence. Comme Isaac, Trump est vraiment tout seul, piégé dans cette « petite prison blanche« , comme la décrivait le président Harry Truman. Trump est un malheureux accident, mais le déclin de l’Amérique se serait approfondi, même sans lui. Isaac, bien sûr, ne convient pas non plus au lieu, mais il avait faim de devenir le même genre de président qu’Abraham Lincoln (la grande passion de Charyn, il lui a consacré des livres entiers, NDLR). Ce dernier hante la Maison-Blanche, et le pauvre Isaac ne pourra jamais être à sa hauteur. Mais il essaie. Et il était inévitable que son ascension le mène là. Sauf que maintenant, il n’a nulle part où aller. Cette série m’a pris 45 ans à écrire, et je n’ai jamais cru que je finirais. Mais me voici, tel le Joker dansant dans les escaliers du Bronx.

Jerome Charyn:
Jerome Charyn: « Me voici, tel le Joker dansant dans les escaliers du Bronx. »

Vous dites de lui, dans un de vos romans, qu’il est allé « au coeur des ténèbres et en est ressorti vainqueur« . Est-ce comme ça que vous le définissez encore?

Un autre personnage disait de lui qu’il vivait dans le cul d’un éléphant. Je crois que c’est comme ça que j’ai le mieux décrit le coeur des ténèbres d’Isaac: il est à la fois implacable et sentimental, ce qui forme un cocktail très dangereux. Il est toujours prêt à déraper, mais aussi à se relever.

Pour la première fois peut-être, on peut voir des parallèles entre vos albums de BD et vos romans: un tueur venu du goulag, adepte des tatouages comme dans votre Little Tulip.

J’ai moi-même adapté mes deux premiers romans il y a longtemps, mais c’est vrai que ce sont des mondes a priori très séparés. L’idée des tatouages vient d’ailleurs de François, pour Little Tulip (lire ci-dessous). Mais j’adorais le fait que l’odyssée d’Isaac se finisse pour lui avec un tatouage sur le cul. Ça va devenir ma signature. Sinon, les deux n’ont pas grand-chose à voir. Écrire un roman, c’est comme construire une cathédrale de folie où vous devez surtout faire attention que rien ne s’écroule et garder tellement de chose en tête que vous en devenez fou. Un scénario, c’est juste un plan que l’on fournit à un autre artiste. J’ai essayé, mais j’étais le pire dessinateur qui ait jamais existé et qui n’existera jamais. Mais ça a fait de moi un bon scénariste: je n’ai aucune vanité, et j’aime les dessinateurs.

New York Cannibals
New York Cannibals

Dans New York Cannibals, vous mettez en scène des riches qui saignent littéralement les pauvres qui vivent dans le caniveau. Mais n’est-ce pas exactement ce que vous racontez depuis plus de 40 ans dans vos romans?

J’ai grandi dans la pauvreté parmi les petits gangsters et les drogués. Et ils m’ont ému, alors je suis resté dans ce monde de petits gangsters qui portent des pantalons couleur canari. Beaucoup d’entre eux sont morts d’une overdose. D’autres ont fini en prison. Tous ont perdu leurs dents à un âge précoce. Et pourtant, ils me hantent et m’émeuvent. Et je suis dévoué à leur mémoire et à les garder en vie. Aujourd’hui, New York est mort. Il reste une mythologie, mais la ville a été cannibalisée par les riches. C’est un cauchemar en or, mais un cauchemar quand même. Et ça ne fera qu’empirer.

Avis de grand froid, de Jerome Charyn, éditions Rivages, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Chenetier, 350 pages. ****(*)

« Un esprit de conte de fées »

Jerome Charyn, l'âme damnée

Jerome Charyn dit de François Boucq qu’ils forment ensemble « l’équipe parfaite: nous n’avons jamais besoin de nous parler« . François Boucq confirme: « Jerome a une petite tendance à l’austérité, il n’est pas du genre à te sauter dans les bras! Mais nous avons appris à travailler comme ça, dans la confiance. Au moment de notre premier album, il était à New York, moi à Lille, mon anglais était inexistant, son français balbutiant, il n’y avait que le téléphone. Chaque fois que je lui envoyais des pages, il me répondait « C’est formidable ». On a donc continué. Et beaucoup parlé depuis.« . C’est ainsi que depuis La Femme du magicien en 1985, Boucq et Charyn se retrouvent à intervalles rares mais réguliers pour trifouiller les entrailles de New York dans des polars BD aussi durs que les romans du second, cette fois portés par un réalisme magique plus présent sous les doigts de Boucq. « C’est son New York, mais il me laisse une grande liberté pour l’exprimer, il aime vraiment le dessin et les dessinateurs. Je lui explique mes envies graphiques, narratives, et il les intègre dans ce qui tient selon moi du conte de fées. Des contes de fées très coriaces, liés à ses propres expériences, et très éprouvants car plus charnels, plus intenses et plus proches de la réalité, mais qui cherchent toujours cette dimension de mythe ». Une « collaboration par l’esprit » entre deux orfèvres. Six ans après Little Tulip, on retrouve la petite Azami qui a bien grandi: la voilà flic, gonflée aux stéroïdes et aux haltères, et tatouée de partout, pendant que Pavel, son protecteur, est rattrapé par les fantômes de la « kolyma », la mafia du goulag. La suite de New York Cannibals, Resurrection Hill, est déjà en chantier. Le duo s’y mettra quand François Boucq en aura fini avec la couverture, très éprouvante, du procès des attentats de Charlie Hebdo, un magazine pour lequel Jerome Charyn lui-même tient toujours une chronique régulière.

  • New York Cannibals, De Jerome Charyn et François Boucq, édition du Lombard, 152 pages. ****
Charyn en 4 titres

Zyeux-Bleus

1977, éditions Gallimard.

Jerome Charyn publie ses premiers romans dans les années 60, mais ne connaît le succès public qu’avec son premier roman policier, Zyeux-Bleus, dans lequel Isaac Sidel ne joue qu’un rôle secondaire: le personnage principal, lui, est assassiné au beau milieu du roman! Son écriture singulière, son humour juif et son érudition hors norme pour le genre le sortent clairement du lot. Les suites de ses aventures dans les bas-fonds de New York deviendront tous des classiques de la Série Noire, époque Marcel Duhamel.

Jerome Charyn, l'âme damnée

Kermesse à Manhattan

1977, éditions Gallimard.

Après Zyeux-bleus et Marilyn la dingue, Isaac Sidel prenait réellement forme et espace dans ce classique du polar new-yorkais, qui aurait dû devenir un film avec Richard Harris, « mais il n’arrêtait pas de se battre dans des bars, et le projet a coulé ». Il est aujourd’hui question d’une série animée, dont la production a été arrêtée par la pandémie de Covid. On espère qu’elle gardera le rôle important tenu par le ver solitaire de Sidel, une compagnie au plus près de ses tripes et dont il portera longtemps le deuil.

Jerome Charyn, l'âme damnée

La Femme du magicien

1986, éditions Casterman.

C’est Jerome Charyn lui-même qui contacta feu la rédaction du magazine (À suivre) pour y proposer ses services en tant que scénariste, tant la lecture des comics fut la bouée de sauvetage de son enfance. Le scénariste sait s’entourer de quelques « happy few » de renom: François Boucq bien sûr, mais aussi Loustal, Jean-Claude Denis ou José Muñoz. Dix-huit albums jusqu’à aujourd’hui, depuis cette Femme du magicien aux contours tragique et fantastiques, primé à Angoulême en 1986.

Jerome Charyn, l'âme damnée

Little Tulip

2014, éditions du Lombard.

Boucq et Charyn auront mis quinze ans pour se retrouver après le frappant Bouche du diable, mais les retrouvailles furent à la mesure. Boucq voulait un récit évoquant le dessin et les tatouages, Charyn lui a offert un opéra rock noir et gothique allant des goulags de Sibérie aux quartiers pauvres de New York, condensé des fantômes qui hantent le scénariste de 83 ans aujourd’hui. À terme, cela donnera une vaste trilogie s’étalant sur trois générations de damnés de la terre new-yorkaise.

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