Homicide: « La thématique, ce sont les flics, leur vie, leur travail et leur représentation du monde »

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Philippe Squarzoni poursuit l’adaptation du livre-enquête de David Simon, à l’origine de la série télé The Wire. Une somme et un travail immersif qui en font une des meilleures séries BD du moment.

Trois mois, trois albums et surtout plus de 400 planches (!) déjà que le Français Philippe Squarzoni suit à la trace, et au plus près, les flics de Baltimore, dans le Maryland. Dix-neuf flics exactement, soit la quasi-totalité de la brigade criminelle de la ville, chargés de résoudre autant que faire se peut les 240 meurtres qui auront lieu sur leur seul territoire, cette année-là, en 1988. Hier, un petit dealer poignardé. Aujourd’hui, une gamine retrouvée morte. Demain, un flic qui se sera pris deux balles dans le visage. Chaque fois, une ligne qui vient s’ajouter au tableau de leur bureau, en espérant pouvoir un jour l’effacer -un tableau devenu la véritable boussole de ce grand oeuvre qu’est Homicide, et la seule trace de rouge, avec le sang, que l’on trouve dans les pages et double pages monochromes ou bichromes de Philippe Squarzoni.  » Parfois, je mets aussi une pointe de rouge sur ceux que les flics considèrent comme des supposés coupables, qu’ils le soient réellement ou non. C’est presque imperceptible, mais ça me permet de souligner cette incertitude, cette tension permanente qui habite leur travail. »

Un détail qui en dit long sur l’impressionnant travail de narration graphique que s’est imposé l’auteur en adaptant l’enquête de David Simon, un reportage devenu livre et qui lui inspirera par la suite deux séries télé: l’homonyme Homicide, mais surtout The Wire (Sur écoute en VF) diffusée pendant sept ans sur HBO dès 2002, et toujours considérée comme, sans doute, la meilleure série télé policière du monde. « Même si, comme le livre, et maintenant ma bande dessinée, on n’est pas tout à fait dans le polar. Oui, on a des flics qui enquêtent sur des crimes, mais c’est autre chose. Il n’y a aucun glamour, pas de racolage, rien de fictionnel. David Simon, dont je respecte scrupuleusement les textes que j’ai moi-même traduits, ne se permet aucune facilité. La thématique, ce ne sont pas les enquêtes, ce sont les flics, leur vie, leur travail et leur représentation du monde. » Une somme donc, pour laquelle Philippe Squarzoni, non plus, ne s’offre aucune facilité, construisant ainsi un chef-d’oeuvre du genre.

« Splash pages » et machines à écrire

Tension permanente et immersion totale pour le lecteur constituent deux contraintes extrêmes pour l’auteur, qui s’oblige par exemple à suivre scrupuleusement une voix off, parfois oxygénée de quelques dialogues rares, ou à narrer -comme dans ce troisième tome- une seule et unique scène d’interrogatoire sur plus de 40 planches, là aussi tout en voix off. Homicide est devenu sous la plume de Squarzoni une formidable expérience de bande dessinée dont l’attrait principal tient, pour l’amateur, dans ses expérimentations narratives. Chaque chapitre possède sa mécanique particulière au sein d’un ensemble bien plus vaste, capable de plonger réellement le lecteur dans les joies et angoisses de ces flics qui, pourtant, ne nous ressemblent pas. « Il fallait essayer de trouver l’essence du livre. Et elle se situe selon moi dans cette tension qui existe, dans le boulot de flics, entre ce qui est statique et ce qui se passe, qui avance. Il y a une friction permanente entre l’immobilisme inhérent à leur travail de recherche, de consultation de dossiers, d’interrogatoire, de paperasse, et ce mouvement permanent du crime qui s’ajoute sans cesse au tableau, ce besoin d’avancer à tout prix, de savoir ce qui s’est passé avant et après. C’est cette tension que j’ai essayé de recréer, en me servant par exemple d’outils qu’on trouve dans le comics, comme les « splash pages », qui sont étalées sur des doubles pages avec des cases incrustées, vouées d’habitude aux grandes scènes d’action. Moi, je les emploie pour montrer des mecs qui tapent à la machine. »

Homicide:

Des choix et des recherches qui n’ont heureusement rien de gratuit. Rarement tension avait été autant palpable sur papier, et le travail de flics aussi bien décrypté, dans un environnement d’une rare violence et qui devrait questionner tout le monde. « On fait face au côté sordide, petit, de la criminalité, à nouveau loin des polars ou de la fiction. Les flics par exemple, se fichent des mobiles, parce qu’ils savent que ça peut être n’importe quoi; j’avais besoin de cinq dollars, il fallait que je bute un mec et c’est tombé sur lui, il a regardé ma copine de travers… Les flics de Baltimore ont besoin de témoignages, de preuves matérielles, pas de mobiles. »

Squarzoni, lui, a en tout cas besoin de s’y remettre: « J’ai besoin de rester sur mon affaire, je n’ai pas vraiment besoin de respiration, je ne me le lasse pas, même si j’en ai pris pour dix ans avec David Simon. » Et de conclure avant de retourner à une série qui fait d’ores et déjà date: « Trouver un système narratif, c’est effectivement ce qui m’excite le plus en BD. Le dessin (pourtant ici remarquable de synthèse plus que de réalisme, NDLR) , ce n’est pas la phase qui m’intéresse le plus. Mais c’est la phase que je ne pourrais pas déléguer. »

Homicide, une année dans les rues de Baltimore (tome 3), de Philippe Squarzoni, Éditions Delcourt, 160 pages. ****(*)

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