Hermann: « Sans talent, on a beau travailler comme un couillon, on n’arrive pas à grand-chose »

À gauche: Hermann vu par son fils, à droite: Yves H. vu par son père. © Yves H./Hermann
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Dessinateur talentueux aux aquarelles épiques, Hermann est l’un des derniers héros de la grande BD belge des sixties. Aventurier du phylactère, il travaille depuis quelques années en duo avec son scénariste de fils, Yves H. Interview croisée, à l’heure de la sortie du Diable des sept mers.

Article initialement paru dans le Focus Vif du 19 septembre 2008.

Nous le republions à l’occasion du Grand Prix décerné à Hermann lors de la 43e édition du Festival de la BD d’Angoulême.

Avec « 85 ou 86 » albums parus, Hermann Huppen n’a rien perdu de son désir vorace pour le dessin. A septante ans, ce Wallon immigré à Bruxelles au tout début des années cinquante, avale encore « au moins » dix heures de planche quotidienne, sept jours sur sept. Stakhanoviste aux fulgurances rêveuses, il est l’architecte de personnages politiquement incorrects: depuis le premier album de Bernard Prince en 1969, ses contre-héros malicieux, Jeremiah, Comanche ou Jugurtha, dessinent un parcours strictement individuel. Où le style réaliste, archi-soigné des personnages et des décors, n’exclut pas une narration chorale et des histoires complexes. Comme par exemple dans The Girl From Ipanema (2005) qui, sur un scénario de son fiston Yves (né en 1967), raconte l’investigation d’un flic dans les vices d’Hollywood. Dans un appartement d’Uccle, Hermann reçoit « mais pas avant 21h30 »: pas question de réduire la cadence soutenue pour la discussion, à la fois sérieuse et un brin iconoclaste. Le bureau d’Hermann évoque un tank d’isolation protégé des foudres du monde.

Hermann: je suis voyageur dans les bouquins. Et dans cette addiction, je m’évade, je ne m’occupe pas de l’espace. Oui, je suis un peu un workaholic, j’ai une passion du boulot mais je ne sais pas très bien à quoi rime l’existence (rires).

Focus: quelle est la part du travail et du talent?

Sans talent, on a beau travailler comme un couillon, on n’arrive pas à grand-chose. Mais il faut bosser comme un fou! Dans tout. C’est la clé. Je travaille au moins dix heures par jour mais parfois, j’en ai marre de moi. Une fois ou deux par an, j’ai envie de vomir sur mon travail. Alors, je dépose tout, je prends ma bagnole et je vais acheter un disque ou une chemise. Je reviens deux heures après et le dégoût est cassé. Monsieur, vous faites face à un roc, je cours, je fais du vélo. C’est juste en voyant ma gueule dans le miroir que je constate que du temps a passé.

Quelle est la part de l’éducation dans cette vision?

Je viens d’une famille dissolue, plutôt inculte, mon père était ouvrier d’usine. C’est à peine s’il lisait les chiens écrasés dans le journal. Mes parents se sont vite séparés et j’ai vécu sous la férule de ma mère, plutôt pudibonde et religieuse, fille de paysan.

Le premier choc culturel?

La strada de Fellini: un choc, une densité que j’ai retrouvés dans Les sept samouraïs de Kurosawa. Je vais au cinéma pour me divertir mais pas seulement.

Vous êtes arrivé à la BD par le scoutisme, non?

Pas exactement, mon beau-frère s’occupait d’un journal scout, Plein feu, et il m’a demandé de faire une sorte de parodie de La patrouille des castors de Mitacq. Je voulais faire du dessin, raconter des histoires, je n’avais pas d’ambition économique…

Et artistiquement?

On ne pense pas au mot artistique cher Monsieur (…), même maintenant, je me méfie de la BD artistique, comme je me méfie du cinéma d’art et d’essai, je préfère rester au niveau d’une histoire simple. Je n’ai pas dit simpliste parce que raconter une histoire, lui donner du corps, du rythme, de la force, c’est déjà quelques étages du bâtiment.

Dans les années soixante, vous travaillez au studio Gregg, l’un des piliers de la BD sixties!

Gregg (1) aimait être calife à la place du calife. Mais c’était une époque bénie, il n’y avait pas cette espèce de compétition permanente. On était dans la joie d’imaginer des choses. Gregg pouvait être dictatorial: parfois, quand le dessin ne lui plaisait pas, il prenait un crayon dur et rac-rac, démolissait ma page. Gregg était un grand scénariste mais pas un grand dessinateur.

Le statut de la BD était complètement différent: elle semblait bien plus « merveilleuse » qu’aujourd’hui! Vous aviez l’impression de participer à l’édification de quelque chose d’important?

Non, je faisais cela sans réfléchir. Les magazines pour les jeunes constituaient l’évasion: il n’y avait ni Internet ni jeux vidéo. Je ne suis pas sûr que les jeunes veulent encore s' »évader », il n’y a plus la même poésie…

Vous sortez votre premier volume de Bernard Prince, Le général Satan, en 1969. C’est d’emblée un succès?

Oui, effectivement, il a dû dépasser assez vite les 15.000 exemplaires…

Et vos sorties actuelles?

Oh moi, je ne donne pas les chiffres. J’ai un bon chiffre mais je ne fais pas partie du Top, des gens qui vendent 150.000 exemplaires. Cela n’a pas d’importance, je vis vachement bien. Si je voulais vivre plus richement, il aurait suffi de m’acoquiner avec Jean Van Hamme (ndlr: ils ont fait ensemble Lune de guerre en 2000), l’idée ne lui déplaisait pas du tout. Van Hamme est un professionnel qui connaît parfaitement la construction des scénarios. Mon fils n’a peut-être pas le même professionnalisme mais il a une dimension de rêve et d’inattendu que je préfère…

Yves, avez-vous grandi en rêvant de ressembler à Bernard Prince?

Yves (surpris): non, pas du tout, mon premier héros, c’était un Schtroumpf (rires).

Avez-vous mis vingt ans pour tuer le père? Puisqu’avant d’être scénariste avec votre père, vous aviez commencé par dessiner!

Je n’ai jamais voulu le tuer, plutôt l’épater. Il y a toujours l’énorme difficulté d’être « le fils de ». J’avais la pression de faire aussi bien que lui, mais à vingt ans, cela aurait été un prodige: cela m’a enfermé dans un cercle vicieux de toujours recommencer mes planches. Et puis l’expérience assez malheureuse du Secret des hommes chiens (ndlr: vendu seulement à 2.500 exemplaires) qui était mon premier album (paru en 1995) m’a fait douter davantage…

Vous sortez Le diable des sept mers, les Pirates sont dans l’air, non?

La première semence vient du story-board que mon père a fait pour Polanski!

Hermann: j’ai reçu le scénario de Gérard Brach et j’ai réalisé quelques pages… Polanski était vraiment emballé, bien plus que par ce que les Américains avaient dessiné comme story-boards. En règle générale, on est supérieurs aux Américains. Et puis, le producteur a laissé tomber Polanski qui avait aussi le projet d’accompagner le film de trois albums de BD, c’est-à-dire un an et demi de boulot. C’est tombé à l’eau et Polanski n’a repris le projet que bien plus tard: mais les premiers plans du film viennent de mes dessins…

Y a-t-il d’autres adaptations de votre travail?

Oui, la série Jeremiah a été adaptée aux Etats-Unis. Mais minute, le personnage principal est devenu un noir et nombre de détails ont été changés. Je suis politiquement incorrect, ironique face à la religion, choses improbables aux Etats-Unis: je ne comprends pas pourquoi ils ont acheté les droits pour en faire cela! Bon, je ne me plains pas, cela m’a rapporté un peu d’argent, environ 50.000 euros.

La BD aujourd’hui est beaucoup plus incarnée dans le politique et le social: lorsque vous sortez en 1995 Sarajevo-Tango, c’est parce que vous avez un coup de sang?

On sait que les Casques bleus néerlandais n’ont pas été très malins et ont d’ailleurs été poursuivis par des familles de victimes bosniaques mais ce qu’on ne dit pas, c’est que le général français Janvier a empêché les avions de quitter l’Italie pour défendre Srebrenica. Il y a une putasserie au niveau de la politique et cela, j’aimerais que vous l’écriviez! Monsieur Mitterrand a été faux cul. Il a été à Sarajevo pour soigner sa pub et se montrer à la télévision.

D’autres projets plus politiques?

Yves: un de mes rêves serait de faire ce que les Américains font au cinéma avec Lord Of War (ndlr: film où Nicolas Cage joue un dealer d’armes international). Je ne veux pas enfoncer des portes ouvertes pour dire que la faim dans le monde c’est terrible et…

Hermann: non, il ne faut pas un discours moralisateur, ce serait la pire des choses. Il faut montrer des choses telles qu’elles sont. Un peu comme dans Gomorra que j’ai vu avant-hier. Sauf que le film ne dénonce pas les collusions entre la mafia et l’Etat!

Quel est l’enjeu de la BD actuelle?

Hermann: si on pense enjeu, on commence à construire et on ne s’exprime plus. En réalité, c’est lorsque l’auteur réalise ce qu’il a sur la patate que c’est intéressant. Je ne veux rien avoir à faire avec la loi du marché.

Yves: la BD est un peu névrotique, elle est tiraillée par la nécessité de faire du chiffre d’affaires et de se positionner. Donc, elle sort des masses de choses, nous engloutit d’heroic fantasy. Et en même temps, tout un pan de la BD se veut très littéraire, pointu. Ce qui est intéressant, c’est la diversité mais on a l’impression que la BD a du mal à se positionner entre le besoin de survie et l’envie de se donner des lettres de noblesse.

Vous en pensez quoi de la « noblesse »?

Hermann: c’est selon le récit, selon ce qu’il est censé porter mais une BD de noblesse, je ne saisis pas bien ce que c’est…

Vous lisez des BD?

Très peu, il y en a tellement. Si je faisais cela, je ne dessinerais plus et ma motivation existentielle, c’est de dessiner. Je trouve que souvent on va vers l’inesthétique, je ne saisis pas.

Yves: la « nouvelle BD », c’est souvent une resucée des premiers pas de la BD, des Pieds Nickelés remis au goût du jour, c’est faussement malhabile – parfois cela l’est vraiment – et très parisien. Mais des choses surnagent bien sûr…

Vous travaillez chaque planche en grandeur nature?

Hermann: non, c’est plus grand que l’album, c’est du 30 x 40 cm, sur du papier épais, scellé sur les bords. S’il est libre, il va se mettre à onduler à cause de l’aquarelle. Il fut une époque où c’était du noir et blanc, on en faisait un film cellophane puis des « bleus ». Ensuite, on coloriait. Ici, c’est scanné directement. Là, je travaille entièrement seul, on ne touche pas à mes trucs…

Dans vos albums, il y a aussi du noir et blanc?

Oui, parce qu’il y a des scènes de nuit, ce qui est inhabituel en BD… Un moment donné, on arrive au soir (sourire).

On ne mange pas beaucoup en BD, on ne va pas aux toilettes!

Les scènes de repas sont très fermées, donc c’est casse-gueule. Sinon, on voit parfois un type qui pisse dans la nature. Dans Jeremiah, il y a une scène dans une toilette mais l’éditeur allemand était outré parce qu’il trouvait que c’était entrer dans l’intimité des gens!

(1) Gregg (1931-1999) dessinateur et scénariste belge (puis naturalisé Français), a concocté plus de 250 albums parmi lesquels on trouve des aventures de Spirou et Fantasio de la grande époque de Franquin, Modeste et Pompon, Achille Talon, Zig & Puce ou encore le scénario du film Tintin et le lac aux requins.

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