Geluck: « Faire rire, un devoir humain et moral »

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Philippe Geluck publie un 23e tome de son Chat qui n’était pas prévu: la pandémie a bouleversé ses plans et son calendrier. Mais pas son envie de faire rire – presque une obligation. Entretien.

« Les complotistes n’ont rien compris: cette pandémie, ce n’est pas une invention des laboratoires, c’est juste pour m’emmerder! Chaque année avant de sortir un livre, je fais une danse de la pluie, mais non. J’avais déjà eu droit à des tempêtes de neige, aux grèves contre les retraites, aux gilets jaunes, et maintenant ça. J’ai vraiment l’impression qu’il y a un complot planétaire contre moi. » De fait, au moment de se parler, les nouvelles n’étaient pas bonnes, à la fois pour Philippe Geluck, enroué, fiévreux et probablement positif à la Covid-19, et pour son dernier album en date (1), sorti quelques jours avant… une nouvelle fermeture des librairies françaises. La poisse, que Philippe Geluck tempère aussitôt pour qu’on ne se trompe pas sur l’ironie de ses propos – à la vitesse aujourd’hui où courent les mauvaises interprétations, autant préciser tout de suite: « La situation est évidemment beaucoup plus dramatique pour le spectacle vivant et pour bien d’autres que moi. Moi, j’ai perdu de l’énergie, mais pas le livre, ni les sculptures. »

Les sculptures dont parle Philippe Geluck, ce sont vingt Chats monumentaux, réalisés en bronze, et qui devaient être placés sur les Champs- Elysées. Un grand projet qu’il mène depuis des années, avec des statues appelées à voyager un peu partout avant de venir s’installer définitivement à son Musée du Chat, dont l’ouverture est toujours prévue au coeur de Bruxelles dans les années à venir – « Les plans ont dû être modifiés, on attend maintenant le permis de bâtir. J’espère toujours le premier coup de pelle en 2021. » Sauf que pour l’instant, ses Chats géants attendent, confinés dans un entrepôt. « L’inauguration à Paris était prévue le 9 avril dernier, les premières invitations avaient été envoyées, et puis on a vu petit à petit les jauges du public se rétrécir, on est passé de 5.000 à 200 personnes maximum… Ca devenait impossible. Mais ouf, Anne Hidalgo, la maire de Paris, a été réélue! On a donc déjà pris rendez-vous pour l’année prochaine: elle sait qu’on aura besoin de ce genre de choses, amusantes, cathartiques, après une telle période qui mêle pandémie et attentats. » Autre victime collatérale de la pandémie et des confinements: le catalogue de cet événement, « un superbe ouvrage de 160 pages avec des photos, des archives, des entretiens et tout le détail de la conception des bronzes… Lui aussi attend désormais dans un entrepôt; il sortira l’année prochaine. »

Un report qui ne faisait l’affaire ni de l’auteur ni de son éditeur Casterman, lequel comptait sur ledit catalogue pour faire office de son annuelle sortie Le Chat, appelé, comme chaque année, à faire partie de ses best-sellers. « Moi aussi, ça m’embêtait de ne rien sortir cette année. Alors j’ai d’abord regardé ce que j’avais en stock, parce que je n’étais pas sûr d’être capable de produire plus de 150 dessins irrésistibles en deux mois! Il me restait quelques planches, ça m’a rassuré. Et puis je m’y suis remis, j’ai continué à produire et la chantilly a fini par prendre: je dessine tous les jours depuis trente-sept ans, comme un pianiste qui fait ses gammes. Bref, après deux mois, j’avais ce 23e album du Chat. »

Le Chat T23 - Le Chat est parmi nous, par Philippe Geluck, Casterman, 48 p.
Le Chat T23 – Le Chat est parmi nous, par Philippe Geluck, Casterman, 48 p.

Catharsis

Des planches, des strips, des illustrations, des détournements, des aphorismes, des bons mots, des gags absurdes ou sans paroles, à l’encre ou juste au trait noir… A priori, bien qu’il ait été réalisé dans l’urgence, ce Chat, 23e du nom, ne dénote donc pas dans la kyrielle d’albums que Philippe Geluck a consacrés à son animal depuis sa création en 1983 dans les pages du quotidien Le Soir. Si ce n’est peut-être que son Chat traite peu de l’actualité, encore moins que d’habitude. « Effectivement, Le Chat, ça n’est pas du dessin de presse », explique l’auteur. « Et c’est une de mes constantes, parce que je crois qu’un dessin attaché à une actualité et que l’on relit plus tard devient vite incompréhensible: Strauss-Kahn, par exemple, est déjà tombé dans les oubliettes de l’histoire. » Pas question, donc, d’éviter par souci du politiquement correct des sujets aujourd’hui sensibles comme la religion ou les attentats islamistes, même si: « Je n’évite jamais un sujet, mais ma manière à moi de défendre la liberté d’expression, ce n’est pas de m’échiner sur certains sujets, je ne suis pas un étendard antireligion, je ne cherche jamais à susciter une polémique ou de la colère, je ne suis pas dans l’agression. J’en parlais encore dernièrement avec Kroll, on a parfois envie de lever le pied, on n’a pas envie d’en rajouter, comme sur les derniers attentats en date (NDLR: comme la décapitation du professeur Samuel Paty, en France)« .

Une prise de position qui se démarque évidemment de celles de la rédaction de Charlie Hebdo, mais qui n’enlève rien aux convictions de Philippe Geluck, persuadé que le rire est plus que jamais nécessaire dans nos sociétés déchirées. « Si j’ai un devoir, c’est celui-là: être drôle. Je reçois beaucoup de témoignages sur les effets cathartiques de mes dessins. Et si j’ai cette faculté, faire un peu de bien aux gens, alors j’ai le devoir de le faire, c’est un devoir humain et moral. Pendant le confinement, je me suis beaucoup impliqué auprès de différentes associations, pour nombre de causes. On me demande souvent, et je dis rarement non. Parfois, je produis même plus qu’on ne me l’a demandé, et parfois on ne m’a rien demandé, alors je me suis moi-même proposé. Dans des périodes troubles comme celle-ci, chacun réagit comme il peut, et beaucoup de mes collègues sont incapables de sortir quoi que ce soit. Moi, je m’en sens le devoir, par fraternité. »

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