Frederik Peeters est Oleg: cellules grises et pilules bleues

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le Suisse Frederik Peeters revient à l’autofiction, 20 ans après le récit qui l’avait fait connaître, mais surtout sans se répéter: son Oleg brille à nouveau par sa pertinence et son originalité.

Oleg n’est pas Frederik, mais c’est presque tout comme, ainsi que l’auteur suisse le précise lui-même dès la première page de son nouvel opus: « Bon, la dégaine du personnage, on verra plus tard… Pour l’instant, je l’imagine vaguement avec ma tête, c’est plus facile… » Oleg sera donc dessinateur, un métier qu’il exerce à plein temps, tout le temps, le mettant à distance d’un monde qui va trop vite pour lui, mais qui le rapproche en même temps de sa famille, femme et enfant à qui il lance ici une formidable déclaration d’amour. Comme Frederik, « Oleg construit son modeste palais du Facteur Cheval, sa petite machine de Tinguely à lui, faite d’histoires et de dessins agglomérés« . Et comme Frederik l’a fait avec son incroyable Saccage, sorti avant Oleg (déjà chez Atrabile), Oleg travaille sur un livre de « dessins inspirés de la destruction du monde« …

Mais Oleg n’est pas Frederik, et n’est donc pas, non plus, la suite directe des Pilules bleues, le récit autobiographique qui l’avait fait connaître au début du millénaire: Oleg a une grande fille adolescente là où Fred avait un fils adoptif et surtout, cette fois, sa compagne n’est pas atteinte du sida, grand sujet des Pilules bleues à un moment où très peu en parlaient; c’est cette fois un AVC qui va frapper sa compagne. Un coup du sort évidemment dramatique mais traité cette fois dans les angles morts de son intrigue, presque avec légèreté, et sans en devenir le sujet principal. Car le sujet, cette fois, c’est Oleg, son univers intérieur et son rapport au monde et aux autres, d’où ce choix faussement paradoxal d’une narration à la troisième personne, là où le « je » s’était naturellement imposé dans sa première autofiction, comme pour mêler plus encore distance et proximité.

Les deux ouvrages se répondent pourtant, dans leur structure, leur format, leur noir et blanc expressif et dans ce jeu d’autofiction et de miroirs déformants que Frederik Peeters pousse cette fois encore plus loin, nourri par ses 20 années d’expérience -à chaque fois diverses et puisant dans tous les genres, de la SF au polar jusqu’aux récits parfois très alternatifs. Avec Oleg, Peeters s’amuse à créer un trouble qu’il alimente presque à chaque page, comme lorsque sa femme le rabroue après avoir lu les premières pages d’un nouveau récit autobiographique qu’il lui soumet, et qui la prend pour personnage: « Au début des années 2000, c’était la mode des BD autobiographiques, et toi, tu détestais tout ça, tu disais que ça dégoulinait d’intimité partout, et que jamais tu ne tomberais là-dedans. C’est un peu le camembert qui dit au gruyère « tu pues »! » – « Je sais. Mais ça s’est fait tout seul. »

Frederik Peeters est Oleg: cellules grises et pilules bleues

Jeux d’ego et de Lego

Le trouble provoqué par la lecture de Oleg devient même vertigineux lorsque votre serviteur réécoute l’entretien qu’il avait eu avec l’auteur il y a de ça deux ans, au moment de la sortie de Saccage. Frederik avait alors largement entamé ce nouveau récit -« J’ai déjà cent pages« – et à le réentendre en parler, on a presque l’impression d’avoir parlé à Oleg! Comme lui, Frederik Peeters nous expliquait « qu’éviter l’ennui est la principale motivation pour faire à chaque fois un album différent du précédent« , qu’il « se définit comme un tragique, ni optimiste ni pessimiste face à l’inéluctabilité des choses, mais je n’en tire pas une angoisse, peut-être juste un peu de misanthropie » et que « faire des choses qui n’ont pas été faites, c’est toujours l’idée ». « Là, sur Oleg, je suis reparti sur l’autobio avec deux trucs en tête, poursuivait-il: l’idée que le temps passe, que j’ai des nouvelles choses à raconter parce que je deviens un vieux con et que mes enfants grandissent. Et que je sais aujourd’hui ce que c’est que d’être un auteur de BD, ce que je ne savais pas au moment des Pilules Bleues. J’y vais aussi avec un petit esprit de contradiction: le temps de l’autofiction est passé. Mais oui, c’est en tout cas une sorte de livre-miroir des Pilules. Dedans, je cite même tous mes bouquins de manière totalement inconsciente. Mais j’y retrouve aussi le plaisir de dessiner très vite des séquences, de les relire, de les refaire, de rejouer aux Lego avec la narration. »

Si la forme de Oleg n’a effectivement plus rien de commun avec Saccage, si ce n’est le talent de son dessinateur, capable de réunir dans un même trait la lisibilité de Hergé et la légèreté intellectuelle de Moebius, ses deux grandes références, Peeters continue néanmoins de nager dans les mêmes eaux mentales, avec ce personnage-miroir qui a du mal avec l’ennui, la modernité ou la rapidité du monde, et qui enfouit ses angoisses sous des tonnes de papier. Un papier qu’il avait envie cette fois de caresser « avec un pinceau qui va vite, sans plus devoir faire mille hachures au stylo-bille. De revenir au 100% narratif« . Et de citer à nouveau cette référence aux Lego comme parfaite métaphore de son métier d’auteur de BD. Des Lego? L’anagramme de « Oleg », comme celui de « L’ego »…

Oleg, de Frederik Peeters, éditions Atrabile, 184 pages. ****(*)

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