Despentes: « Vouloir toujours plus d’argent quand tu en as déjà plein, ça relève de la psychopathologie »
Virginie Despentes dégoupille la dernière grenade de sa trilogie balzacienne. Après la chute et la rédemption, Vernon Subutex et ses disciples sont rattrapés par le cynisme de l’époque. Une saga punk et virtuose qui fera date.
L’enfant terrible des lettres françaises n’a pas trébuché sur la dernière marche. Le troisième et dernier tome de la trilogie Vernon Subutex réussit le tour de force de mettre en mots et en sensations les convulsions du monde actuel. Sur fond d’attentats, de gronde sociale et d’utopie fragile autour d’un DJ gourou, cette fresque tentaculaire explore tous les recoins de l’époque, de haut en bas de l’échelle sociale, de l’extrême gauche à l’extrême droite de l’échiquier politique. Une radioscopie violente, acide, tendue et néanmoins parfois drôle et tendre qui met en évidence les tumeurs qui rongent le monde. On a encore la tête pleine du bruit et de la fureur qui bouillonne dans cet épilogue quand on rencontre l’auteure, à Bruxelles, un jour de grande canicule, comme un avant-goût de l’apocalypse qui nous attend si on n’y prend garde. Tee-shirt bleu électrique sans manche, tatouages en vitrine, voix éraillée, regard harpon et tutoiement de rigueur, Virginie Despentes a l’étoffe de ses romans et essais: elle est à la fois cash, déterminée et rebelle. Chez elle, la colère – « une colère de vaincu », précise- t-elle – est bonne conseillère. Et sert de carburant à une lucidité de salubrité publique.
On se trouve en face de la gare centrale où a eu lieu, hier soir (le 20 juin), une tentative d’attentat. On se croirait dans ton livre. Qu’est-ce que ça t’inspire?
C’est difficile à commenter. On a l’impression que ces événements rythment désormais notre vie. Ariana Grande, à Manchester, c’était il y a un mois. On ne s’habitue pas même si on s’habitue à l’idée que ça puisse se produire aux endroits où on s’y attend le moins.
Tu as hésité à venir?
Non. Je n’hésiterai pas non plus à aller à Londres. Ce serait ridicule. Ça peut arriver partout. C’est comme une loterie sinistre. Et puis on peut encore circuler librement ici. Ce n’est pas encore comme à Beyrouth. J’ai rencontré des femmes qui vivent là-bas où le risque est encore bien plus grand. Elles me disaient qu’on ne s’habitue jamais. On ne s’endurcit jamais au point de s’en accommoder. Mais c’est sûr qu’on n’est déjà plus les mêmes personnes qu’en 2014…
Tu as mis deux ans pour écrire ce troisième tome. A cause de cette actualité chargée qui infuse le roman?
Oui. Et aussi parce que c’est long d’écrire un livre. Je pense toujours un peu naïvement que ça va aller vite parce que je sais ce que je vais mettre dedans. Et en fait, ça prend du temps de rassembler la matière première et ça prend du temps de se relire pour extraire l’essentiel. Il y a au moins cinq relectures sur un roman comme celui-là. L’actualité, ce n’est pas une difficulté, je l’intègre au fur et à mesure. Puis, je garde ou je retire. J’avais prévu un chapitre sur les attentats de mars 2016 à Bruxelles mais à la relecture, je trouvais que ça ne passait pas. Je l’ai enlevé.
Tu as donc passé beaucoup de temps au montage, comme au cinéma…
En effet. J’aime de plus en plus cette étape. Autant avant j’avais du mal à me relire, ça m’angoissait, autant aujourd’hui je me rends compte que c’est là que ça se joue pour rendre le voyage du lecteur le plus agréable, le plus surprenant et le plus intéressant possible. Je peux balancer sans problème. Au moins 200 pages ont disparu depuis le premier jet. Des chapitres entiers parfois ou juste des passages, qui ne sont pas toujours mauvais, mais qui sont répétitifs ou qui ralentissent le rythme.
Une de tes forces, c’est d’arriver à mettre en scène l’air du temps. Comment fais-tu pour le capter?
J’écoute ce qu’on me dit. Je ne socialise pourtant pas tant que ça parce que je passe beaucoup de temps à écrire. Mais je suis comme une éponge. Et parfois je sens que je tiens un truc. Ça peut être un détail, un truc pour initiés, mais qui va donner du crédit au récit. Vernon est la somme de tous ces petits éléments que je glane à droite et à gauche.
Tu décris un monde anxiogène, déboussolé et rongé par l’argent. Quand est-ce que ça a dérapé?
Intuitivement, je dirais dans les années 1980. C’est difficile à imaginer aujourd’hui mais les années 1970 ont été une décennie pleine de belles promesses, avec l’idée d’améliorer le monde. Dans les années 1980, c’est comme si on avait nettoyé tout ça de façon très cynique. Et refermé violemment la porte entrouverte en Mai 68, et ce dans tous les domaines: la lutte ouvrière, la manière de faire de la politique, l’art… Entre deux voies, on a choisi celle d’un libéralisme dur.
Tous les types de contrôle social se sont resserrés, mais sous un faux air de bonhomie, de coolitude
Avec ce paradoxe que c’est la gauche, sous Mitterrand, qui a accompagné cette évolution…
Sauf que les gens qui portaient l’étiquette socialiste n’étaient pas forcément de gauche. Mitterrand n’était pas quelqu’un de gauche. C’est comme un coucou qui se met dans le nid de la gauche parce qu’il sent qu’il y a une vitalité, des forces. On l’a vu avec d’autres par la suite, c’est une façon d’utiliser des énergies mais aussi de s’assurer une mainmise sur des territoires qui n’auraient peut-être pas dû être les leurs. S’ajoute le fait que le libéralisme avait un attrait très fort. On pensait qu’en laissant faire, on allait atteindre un point d’équilibre miraculeux. La génération de nos parents avait, en outre, une vraie envie de consommer. Quoi qu’il en soit, le système tel qu’on le connaît arrive à sa fin. C’est peut-être l’occasion d’essayer d’autres pistes, d’autres utopies.
Tu n’es pas tendre avec les nantis, dont tu critiques l’aveuglement au malheur des autres, persuadés qu’ils échapperont aux difficultés. Sans se rendre compte que cette politique se retournera forcément un jour contre eux…
L’idée de bonté leur échappe complètement. Alors que c’est un concept important. Il y a une forme de pragmatisme dans le bien, c’est s’assurer que tout le monde soit plus ou moins content et n’ait pas envie de tout foutre par terre. Même ça ils ne l’entendent pas. Ils sont animés par un sentiment de toute-puissance, comme si eux étaient à leur place et les pauvres à la leur. On voit très bien cette logique dans les histoires de corruption. Quand ils se font pincer, ils sont presque étonnés, comme s’ils ne voyaient pas ce qu’ils faisaient de mal. D’autant qu’ils sont convaincus qu’ils ne seront jamais découverts. On peut considérer ça comme une forme d’arrogance de classe. Pourtant, l’histoire a bien montré que si tu rends ton peuple malheureux, il viendra un jour égorger tes enfants dans leur berceau. En fait, leur but, c’est d’amasser un max de fric tout de suite, pas sur vingt ou trente ans. Faire oeuvre, ça ne les intéresse plus du tout. Ils sont à la tête de journaux, de télés, de grandes entreprises et ils cassent tout pour gagner 450 euros en plus dont ils n’ont pas besoin. A un moment, ça devient même irrationnel. Vouloir toujours plus d’argent quand tu en as déjà plein, et que tu ne sais plus quoi en faire, ça n’a pas de sens. Ça relève de la psychopathologie.
Dans le roman, certains personnages vivent en communauté. C’est la solution pour sortir du marasme actuel?
Non, mais j’aimais l’idée qu’ils essaient une alternative, qu’ils passent à l’action, qu’ils apprennent à fonctionner comme une équipe malgré leurs différences, qu’ils se battent pour quelque chose d’un peu dérisoire comme une soirée dansante et mettent toute leur énergie à sa réalisation. Pendant ces rassemblements, ils ne sont pas connectés, ils mettent en place d’autres rituels, quelque chose de sacré et de très païen en même temps. Autour du sexe, du plaisir et de la musique. Quelque chose de mystique comme si on revenait cinq cents ans en arrière. On ne peut pas vivre que de la mystique de Samsung. On a besoin de se raconter des histoires qui nous dépassent un peu, d’une forme de transcendance. La vie de Steve Jobs ne suffit pas. Une des raisons pour lesquelles on a du mal à contrer l’extrême droite ou le libéralisme hard, c’est qu’on a peu de pratique, personnelle ou de groupe, alternative. Or, si tu veux t’opposer au monde, tu dois avoir essayé d’autres voies et pouvoir dire: j’ai essayé autre chose, et ça marche, je me sens heureux.
Cette idée de s’affranchir des normes et de faire l’expérience d’autre chose est centrale dans ta réflexion. On la retrouve dans tes essais aussi. Notamment quand tu parles de genre et de sexualité.
Oui. On pourrait penser que c’est simple de sortir de sa zone de confort avec tout ce qui se trouve sur Internet mais paradoxalement c’est très compliqué de faire d’autres expériences aujourd’hui. On n’a sans doute jamais été autant contrôlés. Quand j’étais jeune, personne ne s’intéressait au rock alternatif qu’on écoutait. Donc, personne ne venait nous censurer. Si un groupe racontait aujourd’hui le dixième de ce que les groupes punks racontaient à l’époque, ce serait le scandale assuré. On pouvait développer une économie et une façon de faire alternatives. Ce qui n’est plus possible. A cause des contrôles sanitaires, de l’extrême droite qui porte plainte, des voisins qui râlent, etc. Tous les types de contrôle social se sont resserrés, mais sous un faux air de bonhomie, de coolitude.
Les Indignés ou Nuit debout s’inscrivent dans cette dynamique collaborative. Tu y as participé?
Non. J’ai été tentée d’aller voir à Notre-Dame-des-Landes (NDLR: près de Nantes, où des militants se sont installés pour s’opposer à la construction d’un aéroport) pour observer comment ils gèrent leur action au quotidien, ce qui provoque des conflits, des dissensions. On a manqué de narration, à gauche, pour expliquer les problèmes très concrets qu’on peut rencontrer quand on gouverne et ainsi éviter de recommencer toujours les mêmes erreurs. On a oublié de faire les bilans de nos actions au fur et à mesure. Qu’est-ce qui se passe au jour le jour quand tu es un gouvernement socialiste et que tu finis par voter la loi El Khomri (NDLR: qui a profondément modifié la législation du travail en France) ou la déchéance de nationalité? Il y a des tractations derrière. Même si Hollande n’est pas un radical de gauche, quand il a été élu, ce n’est pas à ces lois scélérates qu’il pensait. Ce qui m’intéresse le plus, politiquement, c’est le mouvement queer. Dans le domaine hypernormé du sexe et du genre, tu trouves là des gens qui ont essayé d’autres formes de sexualité et de modes de vie, non sans risque parfois. Au moins, là, je suis entourée de personnes qui ont une pratique réellement différente. Si tu es homo, tu as forcément une pratique alternative du couple, si tu es trans, tu as une pratique différente du genre. Avec, à la clé, plus d’épanouissement, de joie, de plaisir. Car ce n’est pas faute de pouvoir être normal que ces gens bousculent les codes.
N’y a-t-il pas un risque d’anarchie morale à braver toutes les normes?
Est-ce qu’on peut être plus perdu qu’on ne l’est actuellement? Cela peut être intéressant, au contraire, de se perdre pour trouver d’autres voies. Les régimes définis par les grandes religions monothéistes dans lesquels on vit sont profondément sexophobes. Ils pensent que le sexe c’est sale, dangereux, qu’il faut cacher la sexualité. S’éloigner de ça pour aller à la recherche d’autre chose, quitte à passer par des moments de non-certitude, ça vaut le coup. Il y a peut-être quelque chose de profondément douloureux et invivable à considérer que le sexe, c’est le diable….
Il y a pourtant des frontières biologiques. Je ne pourrai jamais ressentir ce que ça signifie d’être enceinte…
Non. Mais on s’interdit de ressentir beaucoup de choses qu’on pourrait ressentir. Il y a d’autres sensations ailleurs dont on ne pourra du reste jamais faire l’expérience. Je ne saurai jamais ce qu’éprouve un grand sprinter. Mais un homme pourrait déjà ressentir de manière plus harmonieuse ce que ça fait d’avoir du désir pour un autre homme. Sans pour cela vouloir dire qu’il sera pédé toute sa vie. Je pense à certaines relations d’amitié autour de moi qui sont clairement amoureuses et qui pourraient passer par quelque chose de physique. L’anarchie vaudrait peut-être la peine dans ce cas, elle permettrait aux uns et aux autres d’avoir accès à ce qu’ils ont réellement envie. Cela adoucirait certainement les moeurs. Les femmes pourraient se libérer du carcan des normes, notamment sur les questions de poids. Tu as besoin de limites, c’est clair, tu ne peux pas sodomiser un bébé. Il y a des choses qu’on doit comprendre par soi-même. Mais ça laisse un champ vaste de choses qu’on ne fait pas. Je le vois avec la tendresse chez les petits garçons. Des gens même très évolués projettent leurs propres désirs et inhibitions sur leurs enfants au lieu de les laisser expérimenter d’autres façons d’être, et ainsi se rapprocher de ce qu’ils sont au fond d’eux. Tous les petits garçons n’ont pas besoin d’être des brutes. Cette confusion des genres ne ferait pas de mal aux enfants. Et personne n’en souffrirait à la fin de la journée. Au contraire.
Que penses-tu du retour en force du communautarisme, et notamment de cet afro-féminisme qui rappelle le militantisme des Noirs américains dans les années 1970? Faut-il y voir une manifestation de plus de l’échec du modèle d’intégration?
Ce sous-communautarisme-là est intéressant s’il reste fluide, ouvert. J’ai croisé des afro-féministes et j’ai la sensation qu’elles ne s’enferment pas. Tant que ces mouvements ne deviennent pas des sectes, que les membres ne sont pas jugés dès qu’ils font un pas de côté, je trouve que c’est positif. Cela permet de parler avec des gens qui savent de quoi ils parlent. Beaucoup de féministes blanches ne veulent pas entendre qu’être une femme noire ce n’est pas exactement pareil. Je comprends qu’elles aient envie de parler de la spécificité de leur situation. Dans laquelle on peut d’ailleurs se retrouver pleinement. Angela Davis, quand elle rédige ses textes à l’époque, c’est en tant que Noire américaine. Quand je la lis quarante ans plus tard, ça me parle à 100%, alors que je ne suis pas une militante noire des années 1970. Mais les questions de classe, de race et de genre qu’elle soulève font écho à mes préoccupations. On est donc capable de se comprendre par-delà les communautés. Il ne faut pas oublier aussi que se mettre ensemble avec des gens qui te ressemblent c’est une des seules façons d’arrêter d’avoir honte de l’image que la société te renvoie. On voit en ce moment beaucoup de textes engagés en France et aux Etats-Unis sur les obèses. Je viens par exemple de lire On ne naît pas grosse de Gabrielle Deydier. Même si sa situation ne me concerne pas, son point de vue m’éclaire sur plein de choses et pose des questions pertinentes sur le fonctionnement de la société. On n’est pas étranger les uns les autres.
Est-ce qu’on peut être plus perdu qu’on ne l’est actuellement?
Serais-tu prête à abandonner ton confort pour te lancer dans une aventure utopique et collective?
Tout dépend du réconfort que tu trouves dans ton confort… Dans mon cas, le plus difficile serait d’abandonner l’écriture. C’est quelque chose qui me passionne. J’aime découvrir ce que j’écris. Je me suis surprise en écrivant Vernon. Or, l’écriture exige de la solitude et de se mettre en retrait. Pour autant, je crois que je n’hésiterais pas beaucoup. Pas par courage. Mais parce que je ne crois pas que je pourrai préserver mon confort jusqu’à la fin de ma vie. Je pense qu’il va se passer beaucoup de choses qu’on n’a pas voulues si on n’agit pas. Du coup, je préfère solliciter des initiatives qui me font envie que de devoir demain subir une situation déplaisante. Si tu me dis que dans dix ans Paris sera rasé par les bombardements, je ne serais pas vraiment surprise.
Tu n’as pas eu trop de mal à trouver ta place dans le microcosme parisien?
Ça a été douloureux il y a vingt ans, difficile il y a dix ans, aujourd’hui ça va. A l’Académie Goncourt par exemple, ça se passe même très bien. C’est vrai que c’est un peu particulier parce que les membres sont particulièrement bienveillants les uns envers les autres. On n’essaie pas de me dresser, sensation que j’ai souvent dans les milieux huppés. Tout ce qui m’agressait il y a vingt ans, comme le décorum qui est fait pour t’agresser en fait, je peux passer au-dessus aujourd’hui. Ce qui reste difficile par contre, c’est l’arrogance de l’élite. Et quand tu perçois l’indifférence totale, absolue de ce milieu pour les gens qui sont ta famille, tes amis, ça c’est violent. Et de plus en plus insupportable à mesure que je vieillis.
Qui verrais-tu jouer Vernon dans la série télé que Canal va adapter à l’écran?
Je ne m’occupe pas de l’adaptation. Je sais quel comédien est pressenti. Mais comme il n’a pas encore signé, je ne peux pas dire son nom. Je l’aime beaucoup. Mais moi j’aurais adoré Marc Lavoine. Je le trouve sexy, j’adore sa voix, il a les yeux de Vernon, et il a ce truc qui fait que même s’il est très beau, très attirant, tu peux aussi l’imaginer dormir par terre. Il a un certain âge, c’est plus une bombasse, mais si on te dit qu’il attrape toutes les filles chez qui il dort, tu dis: « Logique. »
Des projets dans l’immédiat à part savourer le succès de Subutex?
J’hésite à créer un journal. J’adore la presse écrite. J’en ai très envie, je vois avec qui, je vois ce que je voudrais faire, mais j’ai peur que si je me lance dans cette aventure, je n’aurai plus de place pour la littérature. Je vais peser le pour et le contre cet été.
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