Virginie Despentes livre le troisième et dernier volet des (més)aventures de Vernon Subutex, héros précaire d’une utopie rattrapée par le venin de l’actualité. Magistral.
Deux ans qu’on trépignait, à se demander ce qui allait arriver à Vernon Subutex et à la meute qui gravitait autour de ce messie en haillons. L’attente est récompensée. Largement. Virginie Despentes, alter ego punk de Balzac, conclut en beauté sa trilogie. Un monument littéraire qui fera date, autant par son architecture rappelant les feuilletons du XIXe et les séries télé de la meilleure trempe, que par son propos carnassier, radioscopie tourbillonnante et acerbe de la France d’aujourd’hui. Celle qui est à cran, qui pue de la gueule, qui vire facho, qui a mal à sa laïcité, celle aussi, malgré tout, des solidarités artisanales, du multiculturalisme décrispé, de l’amitié de contrebande.
Pour rappel, dans le premier tome, on faisait la connaissance de Vernon, ex-disquaire dégringolant l’échelle sociale jusqu’à se retrouver à la rue suite au décès du bienfaiteur qui payait son loyer. Le début d’une galère conduisant ce quadra « périmé » d’un sofa à l’autre, tantôt huppé, tantôt usé jusqu’à la corde. Un peu à l’image de ces vies croisées aux quatre coins de Paris et suintant la solitude par-delà les frontières sociales et politiques. Après la chute venait la rédemption. Subutex, devenu SDF accroché aux branches de la folie, se voyait miraculeusement investi malgré lui gourou, cristallisant ses anciens hébergeurs venus danser sur ses sets envoûtants et lysergiques les reconnectant avec la meilleure part de leur humanité.
L’ombre des attentats
Le troisième volet poursuit cette étude au cordeau de la France contemporaine, toujours aussi perchée et gonflée à la pop culture, tout en s’éto(u)ffant de nouvelles peurs, de nouvelles angoisses. Les attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan ou d’Orlando sont passés par là. À l’entreprise de démolition du néolibéralisme s’ajoute désormais une menace poisseuse, permanente, invisible. Comme si l’air était saturé d’éther et pouvait s’embraser à tout moment. De quoi perturber le fragile équilibre de la communauté, soudée autour des « convergences », ces soirées où Subutex fait basculer son audience dans l’utopie d’un monde apaisé. Dans ces moments de grâce, il est Noé sauvant les homos, les trans, les athées, les losers, de la violence ambiante. Deux grains de sable vont enrayer la mécanique: la perspective d’un héritage qui va rompre la magie libertaire, et surtout les plans crapuleux de Dopalet, producteur bien décidé à se venger des deux gamines qui lui ont tatoué le mot « violeur » dans le dos en représailles à la mort de Vodka Satana.
Se glissant successivement dans la tête de chacun de ses personnages, Despentes multiplie les points de vue, zigzague de l’extrême gauche à l’extrême droite, épluchant un à un les maux d’une époque devenue maboule. Si l’intrigue converge vers un final d’anthologie qui égale en tension juvénile et en malaise le Nocturama de Bertrand Bonello, on sent bien que ce qui intéresse avant tout l’auteure de Baise-moi, c’est ce corps-à-corps avec la pensée, avec les motivations des uns et des autres, c’est éplucher leurs frustrations, leurs espoirs et leurs névroses. L’intrigue n’est finalement là que pour enfiler les perles. Des perles grinçantes, abrasives, cinglantes comme une gifle -« Les jeunes, Internet, ils vont être surpris de comment ça va leur claquer à la gueule »- ou truculentes comme du Michel Audiard -« Merde, la gueule des potes. Ah, c’était pas de la virilité de cinéma. On voit tout de suite la différence entre un baltringue capable d’envoyer chier une maquilleuse et un bandit qui a déjà fait ses quinze ans de placard« . Au sommet de son art, Despentes signe le testament d’une période moribonde, que même Bowie et Cohen ont désertée, et que seul l’amour pourra sauver. À lire d’urgence.
Vernon Subutex 3, de Virginie Despentes, éditions Grasset, 400 pages. ****(*)
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