Derrière Pénélope: le journal de création de Judith Vanistendael
On a suivi Judith Vanistendael tout au long des derniers mois de la fabrication de son nouveau roman graphique Les Deux Vies de Pénélope. Une oeuvre forte, entre intimité et fiction, dont l’autrice soulève pour Focus le capot créatif.
« L’histoire que je VEUX raconter. » La note, écrite à la main et en néerlandais, saute aux yeux lorsqu’on feuillette l’énorme classeur de Judith Vanistendael regroupant les recherches, esquisses, dessins, essais de couleurs et autres » expériences » qui ont jalonné la fabrication de son dernier album. Un bout de feuille, presque un post-it, que l’autrice de David, les femmes et la mort et de Salto a eu besoin, au beau milieu de son travail de recherche graphique et narrative, de se remettre sous les yeux. « Parfois, on se perd en route, ça m’est déjà arrivé. On est à la recherche du détail, de la forme juste, on y passe des heures, des jours, mais on risque d’oublier le « pourquoi » de tout ça en chemin. Là, c’était important pour moi de me recentrer, de me rappeler pourquoi je m’étais lancée là-dedans, pourquoi l’autrice que je suis avait décidé d’y passer plusieurs années. » Et Judith Vanistendael de relire et traduire en même temps cette note courte et qui tient en trois points, jetée il y a longtemps déjà dans ses recherches, comme un phare ou une bouée de secours: « Un, l’histoire d’une personne qui choisit de privilégier son travail et son engagement, et le prix que cela représente pour sa famille. Deux, un personnage principal qui est très, très bon dans son job. Elle sauve des vies. C’est important. Assez important pour abandonner sa fille. Et trois, le personnage est une femme. Et l’histoire parle aussi de maternité. » Après avoir lu Les Deux Vies de Pénélope, on peut confirmer que cet aide-mémoire est devenu le parfait résumé de son nouveau roman graphique. Retour sur son planning.
21 février 2019
« Il y a déjà très longtemps, je m’étais dit que chaque auteur, chaque artiste, re-raconte un jour une histoire classique. S’essaie à la réinterprétation d’un récit si possible universel. Cet exercice m’intéressait. J’ai pensé à Shakespeare, puis à L’Odyssée d’Homère, peut-être le classique des classiques, dont tout le monde connaît au moins un peu les récits, mais que personne, même moi, n’a jamais vraiment lu. Qu’est-ce qu’on peut faire de ces mythes aujourd’hui, quelle pertinence ont-ils encore? Alors je m’y suis mise, c’était il y a trois ans. J’ai lu plusieurs versions, plusieurs traductions, en néerlandais, en anglais… Et j’ai trouvé ça… Vraiment… Pas du tout chouette à lire. » Ce jour-là, Judith Vanistendael, 45 ans, fille d’un célèbre journaliste, perle de la BD flamande (et bruxelloise), nous reçoit dans le nouvel atelier qu’elle occupe depuis un an à Anderlecht, intégré dans un centre d’entreprises né de la rénovation d’une ancienne et énorme meunerie industrielle à flanc de canal. « Ce qui m’a le plus choquée à la lecture, poursuit la jeune femme alors qu’elle fouille ses documents autour de sa table à dessin, c’est la misogynie et de l’auteur, et du récit. Une femme qui ne fait qu’attendre, des femmes traitées comme des objets, données, violées, sans aucun droit. Une oeuvre très riche, mais une vision très machiste, pas du tout moderne. Et ce qui m’énervait le plus c’était cette Pénélope qui attend son mari parti pour d’autres femmes. Alors j’ai décidé: je vais faire une Pénélope moderne qui ne va pas attendre, qui ne tissera pas et qui aura une fille. Elle habitera à Bruxelles. Et c’est son mari qui attendra! C’est surtout devenu l’histoire d’une femme qui a un travail très important, qui sauve la vie des gens, et qui décide de quitter sa famille et sa fille. » La voix de Judith se tend un peu. Elle sait pour les avoir créés qu’il y a beaucoup d’intime et d’autobiographie dans chacun de ses albums, et que c’est même là qu’elle puise sa principale inspiration. Elle ne nie pas – « Un auteur ne peut pas faire de livres sur des thématiques qui ne le concernent pas. Il y a toujours de l’autobiographie plus ou moins cachée » -mais cette fois pourtant, elle contourne l’obstacle et la question: « Je peux en tout cas dire que Pénélope ce n’est pas moi, pas moi du tout. Je serais incapable de faire ses choix et de quitter mes enfants, je tiens plutôt de son mari, je suis très mère poule, et le livre tout entier sera d’ailleurs dédié à ma fille. C’est un récit très personnel, avec des clés que je ne donnerai pas, même si le personnage de l’ado est très inspiré de ma propre fille, et qu’il y a une scène dans le livre qui est 100% vraie. Mais je ne dirai pas laquelle. » Elle sourit, et clôt le sujet en déballant deux, presque trois ans de travail: les centaines de pages où s’était intercalé le fameux post-it et qu’elle conserve dans une farde à dessins qu’elle fera bientôt relier -« J’essaye de faire ça pour chaque livre désormais, c’est très utile pour montrer les processus de création à mes étudiants de Sint-Lukas« .
« Ça vient comme ça, par le dessin, par des essais », tente d’expliquer l’autrice en feuilletant tout ce qui a précédé les planches de son album proprement dit. « Je cherche des scènes, et je fais des recherches graphiques en même temps. J’avais pensé à travailler à l’Ecoline, mais ça abîmait beaucoup trop les pinceaux. Je suis revenue à l’aquarelle, mais en n’utilisant que sept couleurs précises, une palette très limitée et un système narratif qui évoque, pour moi en tout cas, le tissage de Pénélope: pas de cases, aucune ligne, en travaillant directement sur des doubles pages, parfois avec une lecture horizontale. Pour exprimer un univers familial très connecté, très chaleureux, un vrai cocon, mais qui enferme aussi. » Elle sort des feuilles, des aquarelles, des débuts de scène, des collages, qui tendent au fur et à mesure vers les pages qu’elle redessinera complètement ensuite. « Ça, j’ai jeté… ça, j’ai jeté… ça, je n’en ai gardé qu’un bout… C’est comme le montage d’un processus créatif très spontané, un peu chaotique. C’est aussi comme ça que j’ai choisi, pour le dessin, de commencer par des taches d’aquarelle sur lesquelles je viens mettre du trait, et pas le contraire. Les recherches autour du physique des personnages ont aussi été complexes. Je savais dès le départ que le personnage de la fille allait attirer la sympathie, l’attention, mais que ce serait plus difficile pour Pénélope, si je voulais qu’on arrive vraiment à la comprendre. Au début, elle était beaucoup plus dure, mon mari m’a dit: « Je ne la crois pas« . J’ai changé sa coiffure, son nez, sans rien enlever de sa normalité. » Aujourd’hui, 21 février, après deux années de recherche et un an de dessin sur planche, Judith Vanistendael voit enfin le bout de son récit, mais pas encore de son travail. « Déjà, je dois encore ajouter une double page vers la fin, pour résoudre un problème de rythme. Je dois encore finir les textes, qui sont très importants et très compliqués, comme le lettrage. Il reste aussi la couverture, le titre, les scans, la correction des scans, les pages de garde, l’objet en lui-même… Mais dans mon planning, je suis largement dans les temps, même si j’ai un an et demi de retard sur les prévisions; Le Lombard, qui me connaît, a prévu beaucoup de temps entre la finition et la publication. Je vais avoir le temps de me ronger les ongles -je suis toujours très anxieuse. »
5 juin 2019
Quatre mois plus tard, il s’avère que Le Lombard a eu le nez creux: en mars, Judith a fait une crise de somnambulisme et est tombée dans ses escaliers. Incapable de travailler correctement pendant deux mois, le planning confortable en a pris un coup, et ils sont cinq aujourd’hui, dans les locaux du Lombard, à se presser autour d’elle. Il reste les « Cromalin » à corriger pour le contrôle du rendu des couleurs à l’impression. Il faut choisir la couverture (« Ça fait des mois qu’on tourne autour, j’ai fait des dizaines de dessin« ), placer le titre (« Il a été très difficile à trouver, j’en ai fait des listes et des listes« ), choisir la bonne typographie, régler un problème de bandeau pas tout à fait prévu sur la couverture mais que se disputent le marketing et l’édito, choisir le papier de couverture (qu’on négocie en même temps par téléphone avec la fab’), enlever une illustration en ouverture « qui ne fonctionne pas » et la remplacer par… peut-être un fil, à tisser, très fin? L’idée fuse de Camille, sa principale interlocutrice au pôle éditorial du Lombard. Idée que Judith va s’empresser de dessiner (puis scanner, « en bitmap ou niveau de gris??« ), non sans avoir passé une bonne heure à se mettre d’accord sur la couleur dudit fil. Le dépôt en production, lui, doit se faire le 13 juin normalement, dans huit jours… Judith n’a pas encore, non plus, la poésie que le mari de Pénélope est censé lui réciter dans quelques cases (« et qui est vraiment très importante« ). Il faut la faire écrire en néerlandais, la traduire, l’intégrer dans les planches… Le texte de quatrième de couverture, lui, va être écrit sur place, à cinq mains.
2 septembre 2019
Dans deux jours exactement, Les Deux Vies de Pénélope sera disponible en libraire -« mais j’ai eu réellement l’impression de l’avoir fini le 1er juillet exactement, quand j’ai remis les tout derniers textes écrits à la main (la fameuse poésie de Bernard Dewulf, très réussie, NDLR). Et dès que j’ai eu fini, ça a été horrible: j’étais épuisée, j’avais mal aux épaules, j’étais très mal à l’aise: c’est très difficile de passer d’un gros rythme de travail à… rien. Je suis partie six semaines en vacances. À la fin, c’était bien. » Judith a devant elle ses deux albums de Pénélope, qu’elle publie comme à chaque fois simultanément en version française et en version néerlandaise, chez un autre éditeur. En néerlandais, son album se nomme juste Penelope, avec une autre couverture et dans un format plus petit -« Il y a un choix plus « graphique » coté flamand, c’est souvent comme ça, leur réflexion passe d’abord par l’image. » Est-elle satisfaite? « De la production oui, de mon travail beaucoup moins. Entre ce qu’on a dans la tête et ce qu’on obtient, c’est toujours… Je suis du genre, quand je fais un gâteau, à toujours trouver qu’il n’est pas réussi. Mais ça me motive pour en refaire un autre, et si possible meilleur. À chaque livre, je me sens avancer. Comme autrice, ce fut certainement, techniquement, l’album le plus réfléchi et le plus complexe. Mais j’ai déjà la tête ailleurs, dans le prochain projet, et même le suivant. »
Judith Vanistendael sera le 26/09 dès 20 h à librairie Passa Porta, Bruxelles.
De Judith Vanistendael, éditions du Lombard, 160 pages.
Elle s’appelle Pénélope. Elle ne tisse pas. Elle n’attend pas. Elle n’a pas de fils. « Mais j’ai une fille. Dans une semaine, elle aura 18 ans. Je ne serai pas là. Cela fait quatre ans que je ne l’ai plus vue. Cette histoire est pour elle.« . Ainsi démarre le nouvel album, le quatrième seulement, de Judith Vanistendael. Or toute la dramaturgie de ce nouvel album se fonde sur ces premières pages et cette voix off, où le choix de Pénélope est d’emblée annoncé: cette chirurgienne particulièrement douée, rompue aux zones de combat pour le compte de Médecins du monde, va sciemment choisir de quitter, a priori définitivement, son mari (particulièrement gentil, compréhensif et sympa) et sa fille (immédiatement sympathique) pour se consacrer à des existences moins proches mais qui ont, selon elle, plus besoin d’elle. Les 150 planches qui vont suivre nous plongent alors dans le dernier retour au foyer de Pénélope. Un foyer dont beaucoup rêveraient, plein d’amour et de chaleur, mais au sein duquel l’accompagne, malgré elle, le fantôme d’une autre petite fille, victime de la guerre en Syrie, et dont la simple « présence », jusqu’en couverture de l’album, l’empêche désormais de vivre « normalement » la vie des autres, y compris celle des siens. Judith Vanistendael, dans un récit particulièrement travaillé, sans cases et basé sur l’aquarelle, ne juge ni ne déjuge son personnage principal. Elle tente, comme nous, de comprendre les choix du personnage qu’elle s’est créé et qui trouve des échos dans sa propre existence. Surtout, en retournant les paradigmes de L’Odyssée, elle nous oblige à nous interroger sur le malaise, infiniment patriarcal, que suscitent en nous les choix de Pénélope -abandonner sa vie de famille, privilégier sa vie professionnelle. Des choix que font quotidiennement des mâles sans qu’ils ne posent question.
La Jeune Fille et le Nègre (2008-2009)
L’histoire d’amour entre Sophie, une jeune belge, étudiante en économie et Abou, un demandeur d’asile togolais. Un regard résolument nouveau sur les sans-papiers mais aussi sur la narration BD, que Vanistendael traite en noir et blanc et en deux voix et récits chez Actes Sud-L’An 2. Et qui lui vaut deux nominations à Angoulême.
David, les femmes et la mort (2012)
Au moment où naît sa petite-fille Louise, David apprend qu’il a un cancer. Les femmes de sa vie, sa femme et ses deux filles, assisteront à ce délitement silencieux, mais inexorable. Un récit sans fard sur la maladie, qui vaut à son autrice trois nominations aux Eisner Awards.
Salto (2016)
L’angoisse, l’ennui et la vie quotidienne d’un marchand de bonbons andalou devenu garde du corps au service de l’ETA, au Pays basque. « Une histoire quasi réelle« , comme le précisait le dos de couverture, co-écrite (dans la douleur) avec Mark Bellido, le garde du corps en question.
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