Corto Maltese par Vivès et Quenehen: le même, et un autre
Le coup de l’année -placer Bastien Vivès, tête de file de sa génération, dans les pas d’Hugo Pratt, génie du 9e Art- n’est heureusement pas que ça. Dans Océan Noir, Corto a troqué sa casquette de marin pour celle de baseball, mais reste fidèle à lui-même: un archétype auquel on a envie de ressembler.
Les Bruxellois ne le savent pas, mais ils ont eu droit à une exclusivité mondiale, qui ne se reproduira pas et qui ne tenait pas « que » dans la sortie, longtemps gardée secrète, du Corto de Vivès: l’affiche de La Fête de la BD, que l’on peut voir un peu partout dans la ville jusqu’à sa clôture, le 10 octobre, exhibe fièrement un Corto Maltese dessiné par Bastien Vivès, et portant sa légendaire casquette de marin. Or c’est bien la seule et dernière fois que l’auteur de Lastman, Polina, Le Chemisier ou dernièrement Quatorze juillet (première de ses collaborations avec le journaliste Martin Quenehen) le dessinera ainsi. Dans « son » Corto, le marin solitaire et romantique porte une casquette de baseball. Et prend la mer en 2001, quelques semaines avant les attaques du World Trade Center… et donc près de 100 ans après la première de ses aventures (qui se déroulait précisément de novembre 1913 à janvier 1915 – Hugo Pratt datait tout).
« C’était ma seule demande quand Martin s’est mis au scénario« , nous a expliqué l’auteur de 37 ans passé en quelques années de jeune talent à valeur sûre. « J’aime m’inspirer du travail des autres, mais je savais aussi que recopier, ça n’allait me parler en rien. Depuis Quatorze juillet, j’aime l’idée de dire des choses sur notre époque, d’être dans des problématiques contemporaines, je voulais rester dans cet état d’esprit. Vingt ans de recul, c’est parfait pour moi, c’était parfait pour mettre cette distance avec Pratt, et c’était parfait Corto, parce que Corto Maltese, c’est une façon d’habiter le monde. Un archétype. Les seules limites du monde de Corto, c’est cette manière d’être« . Son scénariste surenchérit: « Hugo Pratt nous a laissé un mythe, un Ulysse moderne que l’on peut donc poursuivre, réinventer, et confronter à d’autres époques, d’autres zones de conflit.C’est presque devenu un cliché, celui de l’aventurier beau gosse, flegmatique et poète qui aime la bagarre… » Son dessinateur conclut: « Un cliché aujourd’hui, mais que Pratt s’est fait chier à construire durant 30 ans! Ce cliché-là n’existait pas avant, mais parle aujourd’hui à tout le monde. Et il possède une telle charge émotionnelle pour ceux qui l’ont lu, que je savais que… c’était du sérieux. Qu’on ne pouvait pas se rater, qu’on avait une obligation de qualité. Comme dans un jeu vidéo où tu reçois un super cadeau de départ. Mais du coup, tu sais que le jeu sera plus dur… Tu ne peux pas avoir les avantages sans les inconvénients. »
Deux salles, deux ambiances
L’idée d’associer deux de ces marques fortes, Pratt et Vivès, dans un « Corto par… » qui rejoint un concept désormais rabâché mais bankable de réinvention et de reprise que l’on fait subir à tous les héros de BD un minimum connus, était effectivement une idée d’éditeur. « Mais quand Benoît Mouchart m’en a parlé, je n’étais pas très emballé, explique Bastien Vivès, toujours franc du collier. C’était pas trop ma came. Je lui avais fait deux, trois dessins qui n’étaient pas à la hauteur, mais le dessin de Pratt ne m’impressionnait pas plus que ça… Je précise: on est toujours attiré par des choses très éloignées; je ne suis pas en pâmoison devant un dessin de Muñoz comme je peux l’être devant un dessin de Corben par exemple, parce que c’est très éloigné de moi et de ce que je suis capable d’exprimer. Or, je sais ce que je dois à des dessinateurs comme Pratt, Muñoz ou Jordi Bernet: je me suis inscrit moi-même dans ce type de dessin, je n’existerais pas sans eux, je crois que je les comprends, que je sais comment ils font. En fait, j’ai redécouvert Pratt le narrateur via les scénarios qu’il a écrits pour Manara. Et parce que Martin me mettait une pression folle: le fou de Pratt et de Corto, c’était lui« .
« Corto ça n’était pas un fantasme de scénariste, confirme Martin, mais un amour de lecteur. Certains sont devenus reporters de guerre à cause de lui, d’autres sont amoureux de femmes fatales et aventureuses, et moi-même, il m’a accompagné et n’a jamais cessé de m’habiter. Or, quand j’ai découvert l’oeuvre de Bastien, quand je l’ai rencontré, je lui ai dit tout de suite « Tu es le nouveau Hugo Pratt!« . Il y a une liberté commune dans le trait, les formats, les sujets. Pratt a éclaté les cases, le médium. Bastien fait ça aussi, avec ce côté hybride, un peu bâtard » . Bastien module: « Bon, Pratt et moi, c’était quand même deux salles, deux ambiances! Mais il me tannait tellement que je lui ai dit d’y aller. Et ce coup-ci, j’ai pris un mois pour découper tout le scénario, faire les choses bien, et on est revenus vers Benoît et Patrizia (Zanotti, l’ayant droit officielle et incontournable de Hugo Pratt, mort en 1995, NDLR) deux ans après qu’il m’en a parlé. » Martin Quenehen conclut sur cette question de légitimité et de coup éditorial que forcément, on leur sert à chaque rencontre: « On ne s’est jamais pris pour Pratt, mais on s’est pris pour Corto: « Et si j’étais Corto?« . Parce que tous les lecteurs se sont dits, « Corto, c’est moi ». Et c’est très rare en bande dessinée, ce phénomène d’identification, qui fait qu’aujourd’hui encore des mecs se trimballent avec des t-shirts Corto: personne n’a jamais voulu être Tintin par exemple. On a envie d’être son copain peut-être, d’être Haddock éventuellement, mais lui est trop clean, trop straight. Et puis on a voulu un Corto jeune, qui n’est pas encore Corto Maltese, ce gentilhomme de fortune avec des amis soit intellectuels soit voyous. Là, dans Océan noir , c’est un pirate, entouré de minables et de sales types. Mais c’est ce moment où le feu est mis aux poudres, où l’étincelle prend, et où il va devenir Corto Maltese. » Si l’on comprend (lire ci-dessous) que ce Corto tenait donc avant tout du défi graphique et narratif pour son dessinateur, en quête sans doute d’une certaine maturité graphique, ce dernier se verrait bien en tout cas prolonger l’expérience: » Maintenant que je l’ai en main, ce serait sans doute dommage d’en rester là, même s’il existe toujours la série-mère (lire page 12). Maintenant que le décor est planté, qu’il va vraiment devenir Corto Maltese, on pourrait aller dans des parties plus sombres du personnage, dès la page 1 l’histoire peut commencer. Si Casterman dit OK, on est plus que OK » . À voir les premiers chiffres de vente et le parfait plan marketing monté pour l’occasion, le contrat a probablement déjà été signé depuis notre rencontre.
Reprise. de Martin Quenehen et Bastien Vivès, d’après Hugo Pratt, Éditions Casterman, 168 pages.
Corto avant Corto Maltese, mais 100 ans plus tard… Lorsque Océan Noir démarre, Corto n’a pour lui que son mutisme et sa belle gueule, que l’on reconnaît immédiatement par sa boucle d’oreille. Pas de questions: cet ex-officier de la marine marchande (sa bio, sauf les dates, est fidèle à celle que lui avait inventée Pratt) traîne désormais avec des pirates dans les mers de Chine, mais ne se résout pas à passer au meurtre: il sauve, temporairement, la vie au docteur Fukuda, un « nikkei » ou Japonais du Pérou, affilié à Océan Noir, « une secte d’ultranationalistes qui se sont exilés au Pérou pour y amasser de l’or ». Mais le seul trésor que Fukuda possédait était un livre, qui va amener Corto Maltese de Tokyo aux hautes montagnes d’Amérique du Sud, dans un périple qui traversera le monde, l’Histoire et le délitement de l’humanité, quelques jours avant un certain 11 septembre… Corto reste donc fidèle à lui-même même s’il a changé d’époque: il reste cet homme ivre de liberté qui poursuit un trésor qu’il sait lui échapper. Pour la beauté du geste, sous celui de Bastien Vivès cette fois, plutôt joli lui aussi: son trait impressionniste et très libre, d’une grande justesse, fait merveille dans ce récit d’ambiances et d’atmosphères pour lequel, on le sent, on le voit, il a travaillé plus que d’habitude les compositions et les cadrages. Son oeuvre « la plus franco-belge » de son propre aveu, aussi dans ce besoin de rendre son personnage masculin « désirable » comme seule la bande dessinée européenne a été capable de le faire. Au final, derrière le coup, il y a une excellente bande dessinée.
Bastien Vivès est en réalité le troisième dessinateur à s’emparer du personnage. Le Corto de l’Italien Hugo Pratt reste évidemment la matrice, la référence et l’ombre tutélaire de ceux qui ont suivi. Douze albums à peine, publiés chez Casterman entre 1975 et 1992, mais une oeuvre à ce point originale, unique et intemporelle, déjouant tous les codes qui jusque-là régnaient dans la bande dessinée, qu’elle reste aujourd’hui encore une des marques très fortes de l’éditeur, à grand coup de rééditions, d’intégrales ou de produits dérivés (des guides de voyage aux recettes de cuisine). C’est en 1967, avec La Ballade de la mer salée, que Pratt donnait naissance à son marin aventurier et poète, dans les pages du périodique italien Sgt. Kirk. Et, en même temps, à ce qu’on appellerait plus tard le roman graphique. Bastien Vivès n’est pas le premier à se frotter à Corto. Il y a six ans, et à la surprise générale, Casterman et l’ayant droit de Pratt confiaient la destinée de leur marin au duo espagnol Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero qui, dès leur premier album, se plaçaient dans l’exacte lignée chronologique et romanesque de leur prédécesseur –Sous le soleil de minuit (2015) se déroule en 1915, juste après La Ballade, et amène Corto de Panama à San Francisco, et de San Francisco au Grand Nord, dans l’ombre de Jack Kerouac et Pancho Villa- tout en affirmant une autre sensibilité graphique, qui ne jouait pas la comparaison. Deux autres albums ont depuis vu le jour, Équatoria et Le Jour de Tarowean. D’autres devraient suivre.
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