Claire Bretécher: « Je suis raisonnablement misanthrope »
Claire Bretécher, l’une des premières géantes de la BD est décédée ce lundi. Elle nous accordait ce grand entretien en 2009, à l’occasion de la sortie du dernier album d’Agrippine: nous republions ici en guise d’hommage.
Article initialement paru dans Le Vif/L’Express du 3 avril 2009.
La moue, toujours. Sous la blondeur artistement désordonnée, cet air un peu bourru aussitôt démenti d’un sourire qui fait « cling! ». Longtemps, Claire Bretécher a tenté de faire croire qu’elle n’était pas jolie. Loupé. Et pourquoi pas faire semblant aussi de ne pas savoir dessiner? Encore raté. De la naissance de Cellulite, en 1969, à l’accouchement de ce huitième volume d’Agrippine, la petite Nantaise montée à Paris pour vivre de son crayon confirme un génie désinvolte pour la peinture de mours. Et la peinture tout court, qu’elle pratique à ses heures, quand un visage l’inspire. Les murs de son appartement, suspendu au flanc de Montmartre, trahissent son talent de portraitiste, qu’elle commente d’un grommellement dubitatif. Elle confesse volontiers un penchant pour la rigolade et l’isolement, le travail forcené et la paresse. Elle oublie de cacher qu’elle est drôle.
Il s’est écoulé presque cinq ans depuis la parution du dernier album d’Agrippine. Qu’avez-vous fait pendant tout ce temps?
J’ai des aptitudes très développées à ne rien faire du tout. Je ne suis pas une graphomane, comme Cabu, qui dessine dans ses poches ou derrière son dos. Quand je travaille à un album, c’est tellement fatigant, prenant et sans répit que j’aime bien, ensuite, m’arrêter complètement.
Qu’est-ce qui vous fait vous remettre au travail?
Le plus dur, c’est de trouver une idée qui tienne la route. Si elle ne vient pas, ce n’est pas la peine de se fatiguer. Mais quand je la trouve, c’est une grâce du ciel. Comme un enchaînement d’idées qui se fait malgré soi pour s’imposer d’un coup.
Vous signez à nouveau une aventure d’Agrippine…
Cela fait plus de vingt ans que ça dure. A l’époque, l’idée m’est venue d’une espèce d’admiration générale pour les ados. Quoi qu’ils fassent, même si c’était des conneries, leurs parents les trouvaient géniaux. « Machinette a fait ça, c’est formidable, non? » Tout était ainsi. Evidemment, quand on arrive à la came, à la prostitution et au hold-up, c’est moins sympa! Mais il y avait un regard à la fois tragique, admiratif et envieux sur ces jeunes. C’est de cette ambiance qu’est née Agrippine. Comme mon livre sur les femmes enceintes, que j’ai fait à 40 ans, quand toutes mes copines étaient en cloque. Je suis quand même très dépendante de l’actualité – l’actualité des moeurs, parce que l’actualité politique ne m’intéresse pas du tout. Je m’en fous.
Roland Barthes a dit un jour de vous que vous étiez « le meilleur sociologue de France ». Qu’en dites-vous?
C’est vraiment n’importe quoi.
Ah bon?
Mon dessin relève moins du sens de l’observation que du sentiment d’appartenir à un groupe social. Je parle toujours plus ou moins de moi-même, et mes personnages se moquent beaucoup de mes travers. Il m’arrive d’avoir des réactions que je crois personnelles, avant de me rendre compte que tout le monde a les mêmes. J’ai envie de coussins orange et, quand j’ouvre Marie Claire Maison, je m’aperçois que tout le monde veut le même truc! Ça n’est pas très flatteur pour l’idée qu’on se fait de sa personnalité. Mais les idées sont dans l’air. Il faut savoir les attraper.
Mes personnages se moquent beaucoup de mes travers.
Vous avez de l’affection pour vos personnages, ou vous les détestez?
Il n’y a pas de sentiment là-dedans. L’essentiel, c’est que j’ai envie de les dessiner. La grand-mère m’agace, l’oncle est un vrai con, les parents sont plutôt sympas et j’aime bien l’arrière-grand-mère. Mais Agrippine n’est pas très intéressante et son petit frère m’indiffère complètement. Ce sont des caractères, je n’ai pas besoin de les aimer. Agrippine est un personnage pratique, qui permet d’aller dans plusieurs directions. Elle pourrait aussi bien devenir un personnage secondaire. Enfin… c’est peut-être mon dernier album. Mais il paraît que je dis ça à chaque fois, alors…
Comment travaillez-vous?
Quand l’idée vient, il faut s’y mettre tout de suite, sinon elle moisit et je n’ai plus envie. Quand je suis sur un album, je ne pense plus qu’à lui. Je me lève, je prends mon petit déjeuner et je me mets à ma table. J’arrête quand je suis moulue. Ou alors je travaille jusque vers 20 ou 21 heures, avec un verre. J’aime bien. Les gens ne pensent pas que la bande dessinée, c’est du boulot. Mais un album me prend environ un an et demi. Davantage, s’il y a des choses techniques à dessiner. Comme des Vélib’ ou des voitures. Je déteste ça! De toute manière, après la page 20 ou 25, cela devient une corvée épouvantable. Je continue, parce que je déteste avoir bossé pour rien. Si je me suis fait suer à faire 25 pages, je vais jusqu’au bout. Sinon, c’est une perte sèche, et je suis trop radine pour laisser tomber!
Vous écrivez vos scénarios à l’avance?
Quand je m’y mets, je connais déjà la fin de l’histoire et l’essentiel du développement. J’écris le scénario par tranches, au fur et à mesure. Je fais une grille sommaire où je note les attitudes, les dialogues. On ne peut pas dissocier le dessin du texte, sinon le personnage perd son expression.
Vous leur avez imaginé un vocabulaire particulier. Où allez-vous chercher tout ça?
Quand mon fils avait 15 ou 16 ans, je l’écoutais parler au téléphone. Les enfants pratiquent plusieurs langues, en tout cas au moins deux. La plupart du temps, c’était nul, mais, parfois, je tombais sur une vraie perle. Maintenant, j’invente. Ce qui est drôle, c’est qu’aujourd’hui les ados se mettent à parler l’argot d’autrefois. Bon, ils ne le savent pas, mais cela ne fait rien.
Vous dessinez beaucoup les femmes. Vous les aimez, ou elles vous ennuient?
J’aime bien les filles qui bossent et qui sont un peu marrantes. Je n’ai rien à dire aux femmes de carrière. Cela dit, je n’en fréquente pas.
Et les hommes?
Je ne sais pas faire fonctionner les personnages masculins. Je ne comprends pas leur mécanique. Tout le monde me dit qu’il n’y a rien à comprendre, mais c’est faux. Il y a quand même des constantes par sexe et par mode de vie.
Vous avez été une pionnière dans le monde très masculin de la bande dessinée. Cela a-t-il été difficile?
J’ai toujours été bien accueillie. C’était comme une distraction de voir débarquer une fille. Je n’ai jamais ressenti de misogynie. C’était mal vu, à une époque, de dire cela. Il fallait raconter qu’on avait dû lutter durement!
Vous sentez-vous féministe?
C’était ma tendance, mais l’aspect militant m’a toujours dégoûtée. Jeune, j’étais sur mon pré carré, fallait pas qu’on m’emmerde. Ma mère était assez avancée de ce point de vue-là, au moins dans son discours. Il fallait que je m’en sorte et, pour ça, je préférais ne pas tenir compte des différences. Faire comme si elles n’existaient pas, comme s’il n’y avait pas de problème.
Et aujourd’hui?
Maintenant, je m’en fous. Je ne me sens plus concernée. Ce n’est plus mon problème. Que les autres se démerdent ! La charité n’est pas ma qualité principale.
Lisez-vous les magazines féminins?
Je les parcours, je regarde les images en pestant.
Pourquoi?
Je les trouve nuls. Ce sont toujours les mêmes trucs depuis cinquante ans: comment bronzer, comment se coiffer… Sans compter les modes. Aujourd’hui, il faut être écolo. C’est pire que tout! Regardez les fiches cuisine: tout est sain, on veut nous faire manger du quinoa. Pouah! Mais je ne peux pas m’empêcher de les regarder. A cause des images.
Vous pratiquez le dessin comme un mode de communication ou, au contraire, pour dresser une barrière entre le monde et vous?
Je ne me suis jamais posé la question. Je fais un boulot où on est tout le temps seul. Dans une société où l’on ne parle que de relations sociales, de communication, je ne me sens pas intégrée. Remarquez que tous les gens qui font de la BD disent la même chose! Sans doute qu’inconsciemment on choisit le dessin pour être seul. Cela n’a rien de réfléchi, c’est ainsi. On n’a pas besoin de se plier à une collectivité, on a la paix. Un jour, j’avais 15 ans, mon père m’a dit: « Quand tu auras un patron, il te dressera! » Je lui ai répondu que je n’en aurais jamais. Et je n’en ai jamais eu.
Vous avez quand même appartenu à des rédactions: celles de Pilote ou de L’Echo des savanes, que vous avez créé avec Gotlib et Mandryka…
L’Echo, c’était pour se marrer. Dès qu’on a voulu en faire un vrai truc important, ça ne m’intéressait plus du tout.
J’adore Tintin! C’est impossible de ne pas aimer Tintin. C’est un chef-d’oeuvre absolu.
Comment êtes-vous venue à la bande dessinée?
En lisant des bandes dessinées. Fait rare pour l’époque, mes parents n’étaient pas contre. J’en ai toujours lu et j’ai toujours dessiné. Certains disent que les cathos sont attirés par les images, alors que les protestants, les juifs ou les Arabes les fuient. Moi, je ne suis pas croyante, mais les images m’aimantent, pratiquement depuis que je suis née. Enfant, je faisais aussi du dessin classique – mauvais. J’écrivais des romans – c’était encore pire. Il faut dire qu’on se faisait tellement chier ! On dessinait des BD pour s’occuper.
Vous vous ennuyiez au point d’en faire un métier?
Il y a une période, à l’adolescence, où, à moins d’appartenir à une dynastie de médecins, on ne sait pas très bien ce qu’on va devenir. Mes parents m’auraient bien vue secrétaire – je ne viens pas d’une famille d’artistes, c’est le moins qu’on puisse dire. Moi, je voulais faire du dessin, mais l’envie n’était pas plus claire que ça. J’ai traîné un an aux Beaux-Arts, où, à cette époque, la bande dessinée était très mal vue. Il fallait être Picasso – ce qui n’était pas mon cas.
Comment vous y êtes-vous prise, alors?
Je gagnais de l’argent en gardant des enfants, sauf que, au lieu de m’en occuper, je dessinais. Après, j’ai couru les rédactions pour placer mes dessins. Quand j’ai commencé, il y avait deux grands journaux de bandes dessinées : Tintin, avec un style de dessin réaliste, qui ne me plaisait pas du tout, et Spirou, dominé par le style de Franquin, plus libre, plus dynamique. Mais, là aussi, dès qu’une fille apparaissait dans une histoire, ils ne savaient pas quoi lui faire faire. C’était une petite secrétaire un peu godiche avec une queue-de-cheval, et puis c’est tout.
Comment vous est venu votre style, avec ce trait très lâché?
Lâché? Moi, je ne le trouve pas assez lâché, au contraire! Je regardais ce que faisaient les autres. Jules Feiffer [dessinateur américain publié notamment dans le New Yorker] m’a beaucoup inspirée, avec ses espèces de nanas qui dansaient au soleil. Je n’aimais pas la ligne claire, les dessins bien finis à la Buck Danny. Mais attention, j’adore Tintin! C’est impossible de ne pas aimer Tintin. C’est un chef-d’oeuvre absolu.
Vous avez accroché chez vous des dizaines de vos toiles. Pourquoi avez-vous choisi la bande dessinée plutôt que la peinture?
Parce qu’on est payé tout de suite. On faisait un dessin humoristique, on empochait 50 balles. Et puis je préfère le dessin. J’aime beaucoup faire des portraits, mais je ne suis pas une vraie peintre. Pour peindre, il suffit d’avoir une idée sommaire de ce que l’on va représenter. Faire une bande dessinée suppose de trouver une histoire, de bosser comme un chien. Je suis ravie de gagner ma croûte en faisant un truc marrant classé comme un sous-genre, un art mineur. C’est le rêve! Je n’ai pas envie d’exposer ni de vendre. Montrer mes peintures dans des bouquins, d’accord. Il n’y a que le papier qui m’intéresse. Pas la toile. Je n’ai pas le métier pour ça. Or, ce qui est intéressant dans la peinture, même si c’est complètement démodé, c’est le métier. Surtout s’il n’apparaît pas.
Quand peignez-vous?
J’ai besoin d’une émotion. Certains visages appellent l’envie de les peindre. Quand je finis un album, je fais souvent quelques portraits. Là, je n’en ai pas envie. Ou alors j’aimerais bien faire des vieux, parce qu’ils sont moins préoccupés de leur image. Comme les moutards. Les adultes ont une idée de leur physique, et ils n’ont pas envie qu’on en ait une autre.
Qu’est-ce qui vous plaît, dans l’acte de dessiner?
Etre complètement concentrée, ne penser à rien d’autre. C’est un régal. Seuls les gens qui dessinent savent reconnaître un dessin réussi.
Qu’est-ce que c’est, un dessin réussi?
Une expression, la qualité du trait. Autrefois, les écoles d’art apprenaient aux gens à dessiner. Aujourd’hui, avec un copain, on va aux Beaux-Arts de temps en temps, rien que pour rigoler. Moi, cela m’est complètement égal de ne pas être considérée comme une artiste. Si des gens achètent mes albums, cela me suffit entièrement.
Vous êtes misanthrope?
Raisonnablement. Par périodes.
1940 Naissance à Nantes.
1963 Rencontre avec René Goscinny, qui lui commande des dessins pour L’Os à moelle.
1969 Crée le personnage de Cellulite pour Pilote.
1972 Fonde L’Echo des savanes avec Mandryka et Gotlib.
1973 Les Frustrés, dans Le Nouvel Observateur.
1975 Commence à s’autoéditer avec Les Frustrés.
1983 Parution de l’album Portraits, qui présente ses peintures, suivi de Moments de lassitude (1999) puis de Portraits sentimentaux (2004).
1988 Premier album d’Agrippine.
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