Charles Burns, fauteur de troubles
L’immense auteur américain Charles Bruns revient enfin au récit de fiction, cinq ans après sa trilogie Toxic. Et entame avec Dédales l’exploration noire et brillante et de l’inconscient, et de sa représentation. What else?
« Ça m’a pris du temps avant de me rendre compte que j’étais en train de dessiner un autoportrait. (…) Je suis un alien compressé, assis à une autre table, dans un autre monde. » Ainsi commence Dédales, lorsque le jeune Brian Milner, jeune adulte taciturne, est à la fois absorbé par l’image déformée de son visage que lui renvoie le chrome d’un grille-pain, et le dessin qu’il vient de créer sur un coin de table de cuisine, alors que ses copains « font la fête et se défoncent dans la pièce d’à côté« . Le dessin lui-même représente un être au corps déformé, lui-même en train de faire un dessin, et dont la tête a été remplacée par une sorte de cerveau-méduse qui semble prête à s’envoler. Charles Burns lui-même a-t-il vécu cette scène, et ce moment de détachement ultime où le dessin se fait automatique, traçant de lui-même les contours de son propre inconscient? C’est probable: si Dédales n’est que la première partie d’un nouveau récit que l’on devine déjà ample, ambitieux et malaisant comme il les aime et en produit depuis près de 40 ans, on ressent aussi, très vite, qu’il est sans doute le plus autobiographique de son impressionnante production. Laurie, la jeune femme qui va commencer à le fréquenter, presque malgré elle, et qui sera la deuxième voix de ce Dédales avait été prévenue: « Brian Milner? Un mec super, très intelligent et talentueux, mais fais attention, il est parfois un peu bizarre« . Soit une définition qui colle parfaitement à Charles Burns lui-même, tout aussi passionné de dessins, de vieux films d’horreur et d’intériorité que son nouvel anti-héros.
Ligne claire sombre
Imaginer l’inimaginable et montrer l’immontrable… Depuis ses premières planches dans le Raw Magazine d’Art Spiegelman en 1981, l’Américain Charles Burns ne s’est jamais détourné de ses obsessions; au contraire, il les gratte telle une plaie d’album en album pour en tirer tout le pus, ou la substantifique moelle. Longtemps, d’El Borbah à Black Hole, Burns a choisi de représenter les affres intérieures par des mutations extérieures, couvrant de pustules et de malformations diverses ses personnages en proie aux crises existentielles. Une manière de faire qui collait parfaitement, aussi, à sa « ligne claire sombre » immédiatement identifiable et à ses somptueuses compositions en noir et blanc. Or, depuis Toxic, sa précédente trilogie, Burns semble être définitivement passé à la couleur, et, surtout, a remplacé les métaphores par l’onirisme, plongeant directement ses lecteurs dans la psyché de ses héros, souvent miroirs de lui-même et de son mal-être. Il représente désormais directement l’inconscient et ses mondes intérieurs, infiniment plus riches que tout ce que la société américaine pourrait lui promettre comme way of life. Ainsi, dans Dédales, si le somptueux et la lisibilité restent de mise, les rêves et la réalité de Brian s’entremêlent et dialoguent, multipliant les niveaux de lecture. Un sentiment d’étrangeté pour une expérience à nouveau aussi sensorielle que picturale, dans laquelle Charles Burns s’offre presque tel un livre ouvert: le mal-être de Brian, ses difficultés à s’ancrer dans la réalité et à créer des relations, son goût pour les vieux films de la Hammer et des oeuvres horrifiques et zarbis comme The Flesh Eaters ou Invasion of the Body Snatchers sont immanquablement les siennes. Peut-être a-t-il lui aussi réalisé son propre petit film d’horreur quand il était ado, et qu’il s’appelait aussi The Creeping Flesh? À 62 ans désormais, Charles Burns n’a en tout cas plus rien à prouver, ni à cacher: Dédales sera sans doute son oeuvre la plus personnelle, et la plus proche de ses propres réalités (même si ce premier tome déborde déjà d’étrangeté et de créatures fusionnant sa psyché à son goût du vieux cinéma fantastique auquel il rend ici un hommage appuyé). On sait aussi qu’il faudra attendre les tomes suivants pour voir où l’auteur veut réellement en venir: contrairement aux habitudes US, où il avait par exemple distillé son Black Hole en plusieurs cahiers, de 1998 à 2005, avant de compiler le tout dans sa version française, Charles Burns a choisi cette fois le chemin contraire: les éditions Cornélius ont reçu l’exclusivité mondiale de la publication de Dédales qui ne sera édité aux États-Unis, en anglais et dans sa version intégrale, que « dans cinq ou six ans ». D’ici là, il faudra se contenter -pas difficile- de cette première mise en bouche d’une septantaine de planches et qui ne fait encore -on l’imagine en tout cas- qu’effleurer l’inconscient de l’étrange Brian Milner, et sa relation avec Laurie.
Et si ce nouveau shoot ne suffit pas aux addicts de Burns, ils ont encore jusqu’au 2 décembre prochain pour foncer dans le sud de la France, au Pavillon Blanc du Centre d’Art de Colomiers, près de Toulouse, où se tient une imposante exposition qui lui est consacrée. On garde dans la rétine celle qui fut montée il y a sept ans déjà au M Museum de Louvain. « Je ne cherche pas à distiller le malaise, ou l’inconfort, nous expliquait alors ce grand artiste. Je cherche juste à raconter mes histoires, à être réaliste, honnête, sur le monde qui m’entoure. Et ça, cette honnêteté sur ce que nous sommes, oui, ça peut sembler inconfortable à beaucoup. Personne n’aime vraiment regarder la réalité en face. C’est ce que j’essaie de faire, en scrutant des traumatismes plus intérieurs. »
Dédales, de Charles Burns, éditions Cornélius, 64 pages. ****
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