Ceci est mon corps: la BD, chaque jour un peu moins patriarcale

Maléfiques
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La libération de la parole est devenue très présente chez les jeunes autrices de bande dessinée; elle s’accompagne de nouveaux discours et de nouvelles représentations du corps des femmes. Qui de fait, n’appartient qu’à elles.

Ce sont autant d’albums et de sujets qui n’auraient jamais pu, tels quels, être traités il n’y a pas si longtemps en bande dessinée: l’anorexie, le viol ou les aléas de la sexualité féminine dans Cher corps, l’avortement dans Il fallait que je vous le dise, les sex-toys ou la dilatation des pores dans Maléfiques… À chaque fois, des sujets qui concernent plus spécifiquement les femmes, portés par des autrices concernées voire militantes, et surtout par des voix à chaque fois singulières, et typiques de leur temps, dans l’esprit et la forme. Un temps marqué par la féminisation du métier et du lectorat, par les nouveaux combats féministes et les mouvements de libération de la parole, de Balance Ton Porc à Me Too, qui tous imprègnent de manière profonde et durable la production actuelle de bande dessinée, chaque jour un peu moins patriarcale.

Premier album remarquable de ce point de vue dans la dernière vague de sorties en date, le Cher corps cornaqué par la Française Léa Bordier, est limpide dans ses intentions: directement adapté des témoignages collectés sur sa chaîne YouTube du même nom, le recueil veut simplement faire parler les femmes de leur rapport au corps, « ces corps bien différents de ceux qu’on voit dans les magazines depuis notre enfance, et qui racontent des histoires intimes susceptibles de résonner en chacun« , le tout dans une démarche « intime, sincère, positive et rassurante« , et qui prouve que « chaque femme est unique« . S’ensuivent douze témoignages effectivement très originaux, portés par douze autrices très différentes (Lucile Gomez, Sibylline Meynet, Karensac, Cy, Mathou, Carole Maurel…) mais qui toutes font corps -c’est le cas de le dire- avec la femme dont elles portent le témoignage: Marie-Paule, septuagénaire qui a longtemps milité pour la pilule, Aurélie qui a surmonté son anorexie, Blaise qui se considère comme « agenre » ou encore Emma qui a subi un viol.

Militantisme en dessin

Moins collectif et beaucoup plus autobiographique, Il fallait que je vous le dise de la jeune Aude Mermilliod (Prix Raymond Leblanc de la jeune création en 2015) brise à peu près tous les tabous qui entourent l’avortement. L’autrice y raconte sa propre expérience et la partage avec Martin Winckler, médecin et romancier très impliqué dans le combat contre les violences obstétricales. Ambivalence des sentiments, angoisse, culpabilité, souffrance physique, dureté du corps médical ou impossibilité de pouvoir partager son expérience, Aude Mermilliod va loin dans la mise à nu, sans doute nécessaire pour apporter un témoignage sans fard, et rare, sur ce qu’est vraiment l’avortement: « Essayer de mettre des mots dessus, et si ça ne peut pas se dire, peut-être que ça peut se dessiner« .

Ceci est mon corps: la BD, chaque jour un peu moins patriarcale

De manière plus légère mais pas moins militante, Nine Antico met en scène dans les séries de strips qui constituent son denier album, Maléfiques, « des jeunes femmes en jupe courte et au verbe haut » brisant un secret bien gardé: de quoi parlent entre elles les jeunes femmes d’aujourd’hui? On est ici très loin de Friends malgré l’ambiance canapé: avec Nine Antico, ça cause de recettes anti-champignon, de twerk, de périnée, de godes, de douches vaginales et d’épisiotomie avec un naturel confondant, là aussi jamais lu en BD.

Autant de nouvelles voix du féminisme bientôt rejointes par d’autres dès la rentrée; Lili Sohn, qui avait déjà relaté son cancer en BD (trois tomes de La Guerre des tétons chez Michel Lafon), s’apprête cette fois à raconter, chez Casterman, son propre rapport très bousculé à la maternité. Dans Mamas!, l’autrice revenue à Marseille après plusieurs années au Québec, se lance dans « un petit précis de déconstruction de l’instinct maternel » lui aussi très contemporain. Mais on attend surtout de pouvoir lire Hshouma, de la Marocaine Zainab Fasiki, annoncé en septembre chez Massot Éditions. « Le mot « Hshouma » signifie « honte » en dialecte marocain. Plus précisément, ce mot désigne l’ensemble des sujets tabous que l’on ne doit pas aborder en société ou en famille« , mais qu’elle cible pourtant les uns après les autres: des femmes nues, en lingerie ou portant le voile, en ville ou au hammam, et qui se moquent d’un masculinisme hypocrite et effrayé par les corps, faisant fi des canons de beauté imposés par les autres -les hommes. Tabous liés au genre, éducation sexuelle, violence faite aux femmes… Cette célèbre militante pour la libération des femmes dans le monde arabe, fondatrice du collectif /WOMEN POWER/ qui encourage les jeunes femmes artistes, risque de bousculer pas mal de monde avec ses dessins. Quant aux Crocodiles, compilation glaçante de témoignages franco-belges de harcèlement sexuel, de sexisme et de machisme ordinaire, leur auteur Thomas Mathieu annonce un tome 2 pour remettre une nouvelle fois tous les mecs à leur place. Ou, au moins, en questions.

Cher corps, recueil collectif sous la direction de Léa Bordier, éditions Delcourt, 128 pages. ***(*)

Il fallait que je vous le dise, d’Aude Mermilliod, éditions Casterman, 168 pages. ***(*)

Maléfiques, de Nine Antico, éditions L’Association, 64 pages. ****

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