Bruxelles, décor de polar: un nouvel âge d’or?

Bruxelles, décor de polar: un nouvel âge d'or? © Kostas Zapris/getty images
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Entre un auteur flamand qui « bruxellise » son thriller et des éditeurs qui jouent la carte locale, la capitale trouve peu à peu sa place dans le grand atlas des romans policiers.

Bruxellois, méfiez-vous des thrillers de l’été qui d’habitude, ajoutent une touche d’exotisme à votre farniente annuel: ceux-ci pourraient bien, cette année, au lieu de vous emmener, par la lecture, dans des contrées éloignées, vous offrir au contraire un voyage de retour plus tôt que prévu vers les beaux quartiers d’Uccle, avec un détour par le ring et même un long arrêt sur le fameux piétonnier du centre-ville! Autant de décors qu’on n’avait pas l’habitude, jusqu’ici, de rencontrer dans la littérature la plus populaire du moment et qui, pourtant, s’y imposent peu à peu malgré les (nombreuses) difficultés. Les auteurs bruxellois et les éditeurs belges semblent en effet avoir ravalé leurs complexes face aux grandes villes ou petites bourgades étrangères qui d’habitude font le lit de la plupart des thrillers et polars. Désormais, la capitale de la Belgique semble y trouver sa place – et c’est nouveau: qui, jusque récemment, pouvait citer Bruxelles dans les décors de ses lectures?

Un livre de fiction sur quatre vendu en librairie tient désormais du thriller et du roman policier

Célèbre en Flandre, Luc Deflo débarque sur le marché francophone.
Célèbre en Flandre, Luc Deflo débarque sur le marché francophone.© dr

Historiquement, la Belgique et sa capitale n’ont évidemment jamais manqué d’auteurs de romans policiers: dès les années 1940, dans la foulée du géant Simenon et par la grâce d’une activité éditoriale où la pénurie de papier était bien moindre que dans d’autres pays frappés par la guerre ou l’Occupation, la littérature policière belge et aussi bruxelloise connut un bref âge d’or. Des auteurs francophones comme Roger-Henri Jacquart (qui signait Roger d’Arjac) ou Stanislas-André Steeman firent les beaux jours des romans policiers ou à énigme – ce dernier, dans la foulée de son célèbre L’Assassin habite au 21 publié en 1939 et adapté au cinéma par Clouzot, fonda même une collection de romans policiers, Le Jury, ouverte exclusivement aux auteurs francophones belges. La Belgique et ses décors avaient alors leur mot à dire dans le genre, mais l’aventure éditoriale fut de courte durée: sans véritable école du genre – Simenon n’appartient qu’à lui-même – et surtout face au succès grandissant de cette littérature populaire qui demande par essence beaucoup de lecteurs et donc de gros tirages, Paris et ses maisons d’édition dédiées au genre, la collection Le Masque ou la Série Noire de Gallimard en tête, ont rapidement phagocyté Bruxelles ou Liège; les auteurs belges, pour exister, ont dû pendant des décennies nécessairement passer par la France pour exister et être publiés, délaissant au passage beaucoup de leur accent belge et de leurs régionalismes.

Des éditeurs belges francophones comme Labor avec Noir de Noir ou Luce Wilquin avec Noir pastel ont bien tenté, dans les années 1980 et 1990, quelques essais timides de collections de romans policiers, sans jamais pouvoir faire d’ombre au voisin français. Mais ça, c’était avant le nouveau millénaire, qui a vu l’explosion et l’internationalisation du genre – un livre de fiction sur quatre vendu en librairie tient désormais du thriller et du roman policier! Des auteurs comme Alain Berenboom (avec sa série mettant en scène le jeune détective Michel Van Loo), Pascale Fonteneau (présente dans La Série Noire depuis 1992 avec Confidences sur l’escalier), Nadine Monfils (avec sa série des enquêtes du commissaire Léon ou son personnage truculent de Mémé Cornemuse) ou plus récemment Paul Colize (Un long moment de silence, Concerto à quatre mains) avaient commencé à remettre la Belgique ou une certaine belgitude au centre de la littérature policière; d’autres désormais suivent et amplifient le mouvement, qu’ils soient auteurs ou éditeurs. La publication de Bruxelles Noir, en 2015, par l’éditeur français Asphalte, au sein d’une collection qui met à chaque fois en avant une ville et des auteurs du cru (il y eut avant Bruxelles des incontournables comme Los Angeles, Londres, Paris ou Mexico), a sans doute marqué à lui seul un tournant important : Bruxelles, désormais, est un décor de polar (presque) comme les autres, qui n’effraie plus ni les auteurs, ni les éditeurs locaux. Que du contraire.

A toi de voir, par Luc Deflo. Editions Bitbook.be. Traduit du néerlandais. 206 p.
A toi de voir, par Luc Deflo. Editions Bitbook.be. Traduit du néerlandais. 206 p.

De Malines à Bruxelles

Ainsi A toi de voir, le premier polar du flamand Luc Deflo à paraître aujourd’hui en français dans le texte, chez le nouvel éditeur Bitbook.be. Luc Deflo est, en Flandre, tout sauf un inconnu: en vingt ans de carrière, le romancier y a publié une trentaine de livres, écoulés rien qu’en Flandre à plus de 650.000 exemplaires. Or, ce natif de Malines, installé depuis quinze ans à Bruxelles, tient désormais à séduire le public francophone, et use pour ce faire des grands moyens: si, en néerlandais dans le texte, l’intrigue poisseuse de A toi de voir se déroulait à Malines dans le milieu de la prostitution de luxe, l’auteur a lui-même décidé, dans sa première édition en français, de délocaliser son intrigue à Bruxelles et de la transposer à Uccle. « Une adaptation voulue par l’auteur lui-même, explique Bruno Depover, l’éditeur de Bitbook.be, qui nous a même donné l’envie d’aller beaucoup plus loin dans le processus. D’habitude, les « top auteurs » néerlandais comme Pieter Aspe ou plus récemment Lize Spit doivent passer par la France pour la traduction française de leur livre. Ma nouvelle maison d’édition bitbook.be vient au contraire de lancer un nouveau « circuit court » par Bruxelles, qui facilite la diffusion auprès des Belges francophones, avec une qualité parisienne: nous avons directement sollicité Emmanuelle Sandron (NDLR: fameuse traductrice habituellement attachée à Albin Michel) pour traduire son polar. Et, selon elle, adapter ainsi les décors et l’aréna d’un roman pour être plus proche de ses lecteurs, c’est du jamais-vu. Luc Deflo réfléchit d’ailleurs déjà avec nous au suivant. »

Ring Est, par Isabelle Corlier, Ker Editions, 278 p.
Ring Est, par Isabelle Corlier, Ker Editions, 278 p.

En fonction de la réussite, ou non, de l’essai, cette délocalisation artificielle mais efficace pourrait donc se répéter, portée par la nouvelle couleur « locale » que le lecteur aime apparemment retrouver dans ses fictions. On a ainsi vu fleurir ses derniers mois de nombreux romans policiers à haute teneur régionaliste, parfois autoédités et vendus essentiellement aux alentours des décors de leurs intrigues: Midi-minuit à Huy (éditions Murmure des soirs), Vengeances et Mat, écrit à quatre mains et qui se déroule à Charleroi, Gisèle des Brumes de Christian Jamart, édité sur Amazon et qui prend corps à Liège dans le quartier des Vennes, sans oublier Pieter Aspe et ses intrigues brugeoises, ou plus récemment, et avec un certain succès Le Dragon déchaîné de Effel, qui se déroule entièrement à Mons pendant les célébrations du Doudou (chez 180° Editions): tous jouent désormais sans complexe la carte ultralocale, parfois soutenus directement par des fonds publics ou privés. La banque BNP et la foire du Livre de Bruxelles ont ainsi mis en place depuis un an le prix Fintro, prix littéraire qui consacre un premier roman belge appartenant au genre du roman noir: la Bruxelloise Isabelle Corlier en est la première lauréate avec Ring Est, chez Ker Editions, polar qui se situe, comme son nom l’indique, sur une aire de parking du ring de Bruxelles avec, pour principale héroïne, une juge d’instruction typiquement bruxelloise. La capitale ne pouvait en effet pas rester à la traîne de cette tendance belgo-belge au local. Elle possède même, avec 180° Editions, sa maison spécialisée dans le polar bruxellois.

Presse et libraires à la traîne

Peur sur les boulevards, par Kate Milie, 180° Editions, 272 p.
Peur sur les boulevards, par Kate Milie, 180° Editions, 272 p.

Robert Nahum, responsable éditorial, l’assume lui-même: « 180° Editions est spécialisé dans le polar bruxellois avec des auteurs comme Marc Meganck mais aussi Kate Milie. Je voulais même appeler la collection Pol Art car ces livres mêlent enquête policière et découverte du patrimoine bruxellois. C’est un créneau que je trouve fantastique: une énigme policière dans le cadre de vie des lecteurs; ils peuvent suivre les pas des protagonistes du livre dans leur quartier et découvrir ainsi l’histoire dudit quartier et de son patrimoine. » Dont acte: les romans de Marc Meganck ou de Kate Milie ne cachent rien de leur régionalisme, jusque dans leur titre; Le Pendu de l’îlot sacré ou Les Dessous de la Cambre pour l’un, L’Assassin aime l’Art déco, Noire jonction ou Peur sur les boulevards pour l’autre, tous font des quartiers de Bruxelles les personnages presque principaux de leur intrigue, avec un succès certes très local mais appréciable. « Les lecteurs adorent, confirme l’éditeur: 1.000 exemplaires de Mercredi soir au Châtelain si tout va mal, écoulés pour la plupart dans le quartier. Même exemple pour Mons où Le Dragon déchaîné s’est vendu à près de 2.000 exemplaires, mais était introuvable ou presque dans des librairies en dehors de la région du Hainaut. » Et Robert Nahum de pointer les derniers freins à l’expansion des polars typiquement bruxellois ou wallons: les professionnels du secteur eux-mêmes! « Les autres librairies de Bruxelles ne prenaient pas ou peu le livre Mercredi soir… sous prétexte que cela se passe au Châtelain. Il est vrai que le polar nordique qui se déroule dans un village au trou du cul du monde ne se vend que dans ce village, c’est bien connu… Il y a encore du travail pour faire admettre le polar bruxellois auprès des libraires. Car les lecteurs, eux, l’ont adopté depuis longtemps. Mais s’ils ne le trouvent pas en librairie, le polar bruxellois ne décollera pas, c’est sûr. Même chose dans les médias, où il est de bon ton de parler de tout sauf de belge et donc de polar bruxellois. » Reste à trouver le James Ellroy ou le George Pelecanos de Bruxelles, qui en fera définitivement une ville en noir…

A toi de voir, par Luc Deflo. Editions Bitbook.be. Traduit du néerlandais. 206 p.

Peur sur les boulevards, par Kate Milie, 180° Editions, 272 p.

Ring Est, par Isabelle Corlier, Ker Editions, 278 p.

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