Blueberry, la déclaration d’amour de Sfar à Blain, et de Blain à Giraud

© BLAIN - GIRAUD - DARGAUD 2019
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La reprise de Blueberry le temps de deux albums tient plus que ses promesses: elle a poussé le duo Sfar/Blain loin de ses acquis, mais au plus près de leur intimité. Rencontre avec ses auteurs.

C’est ce qu’on appelle joindre l’agréable à l’agréable. Il y a d’abord, dès la couverture, les retrouvailles avec ce vieil ami qu’on reconnaît immédiatement malgré le flou de son visage, suant sous un soleil de plomb et renouant avec ses guenilles de l’armée: Mike S. Blueberry est de retour, sept ans après la mort de Giraud, son dessinateur, et douze ans après le dernier album de la série principale qui en comptait 28 (le spin-off La Jeunesse de Blueberry a vécu lui jusqu’en 2015, avec tout de même 22 albums assurés au dessin d’abord par Colin Wilson, ensuite par Michel Blanc-Dumont). Or pour beaucoup de lecteurs, Blueberry est un vieil ami en même temps qu’une madeleine et un classique -et sans doute la série qu’on a le plus lue et relue quand on était adolescent. Créé en 1963 dans Pilote par le scénariste Jean-Michel Charlier et le tout jeune Jean Giraud, Blueberry s’est immédiatement imposé comme le meilleur des westerns en bande dessinée. Une référence qui a fait de son antihéros une véritable icône. Sudiste planqué chez les nordistes, militaire revêche mais plus humaniste que toute sa hiérarchie, chassé de l’armée, proche des Indiens, victime d’innombrables complots, amoureux transi et à jamais insatisfait, Blueberry a connu mille vies et mille épreuves entre sa série principale, qui elle-même a beaucoup évolué d’un album à l’autre, tant sur le fond que dans son graphisme d’album en album, et les spin-off pas toujours heureux qui en furent tirés, du Marshal Blueberry de William Vance à La Jeunesse de Blueberry déjà cité.

Agréable donc de remonter en selle avec lui, mais plus agréable encore de le faire avec Blain. Et quel Blain! Pour son retour au pur récit de fiction depuis l’énorme succès de Quai d’Orsay en 2011 et un épisode de Gus son… western parodique, le dessinateur d’Isaac le pirate a mis la barre très, très haut, poussant son dessin vers un réalisme qui ne lui était pas naturel, mais qui claque et impressionne à chaque case (voir ci-dessous). Un travail d’orfèvre et une mission presque sacrée pour lesquels il a pu s’appuyer sur son vieil ami Joann Sfar, à l’origine de ce défi considéré comme impossible, voire complètement paradoxal. Comment les tenants de la « nouvelle bande dessinée française », apparue dans les années 90 et connue pour son goût du second degré et son rejet apparent des classiques en « 48cc », allaient-ils aborder cette icône du 9e art? Après avoir lu Amertume apache et en avoir longuement parlé avec ses géniteurs, la réponse est évidente: par le haut, et avec autant de souffrance que de sérieux. « Parmi mes meilleurs amis dessinateurs que sont Emmanuel Guibert, Lewis Trondheim, Émile Bravo et d’autres, Christophe a toujours été celui dont le graphisme me fascine le plus, dont je suis le plus admiratif« , explique Sfar. « Et il a compris bien avant moi l’importance de cette aventure, qui était pour lui un véritable rêve de gosse. Alors je me suis mis à son service, comme je ne l’avais jamais fait avant, et comme on n’aurait jamais pu le faire si nous n’étions pas des amis proches. »

Blueberry, la déclaration d'amour de Sfar à Blain, et de Blain à Giraud
© BLAIN – GIRAUD – DARGAUD 2019

« Cette idée de tragique »

La genèse de cette reprise est connue, et nous avait été racontée par Blain lui-même lors d’une précédente rencontre: le duo d’amis avait d’abord été approché pour reprendre… Corto Maltese, « et qui était un peu ma bible à moi« , confirme Sfar. « Christophe, lui, s’en foutait complètement et a réalisé deux planches sublimes, dans une décontraction totale. Mais le tout a été jugé trop personnel. Ce n’est qu’ensuite qu’un éditeur a évoqué l’idée de s’essayer à Blueberry. Et là, ça a été tout le contraire: son rêve à lui. On a tout de suite été d’accord pour revenir à quelque chose de très iconique, dont le public pouvait s’emparer, le héros qui ne veut pas l’être et qu’on prend un plaisir fou à voir souffrir! Un vrai western à la John Ford, plus proche de l’esprit des premiers albums et des scénarios de Charlier (Giraud a poursuivi la série sans lui à sa mort, en 1989, NDLR). Replacer le personnage dans sa période militaire ouvrait aussi plus de possibles: on ne touchait pas trop à sa biographie déjà longue, on ne tombait surtout pas dans un Blueberry vieillissant qui aurait été caricatural et aux antipodes de nos envies, et on pouvait jouer avec certains codes. Ici, il est gradé, il a des hommes à mener, des responsabilités, des ordres à donner. Je lui ai alors écrit un récit qui tenait plus du roman russe ou du récit de samouraï que du western, sur lequel il a réagi tout de suite: « Il faut tout refaire, c’est trop du Joann Sfar… » »

Blueberry, la déclaration d'amour de Sfar à Blain, et de Blain à Giraud
© BLAIN – GIRAUD – DARGAUD 2019

Débutent alors entre les deux auteurs et amis un échange et un travail de co-écriture qu’ils n’avaient jamais éprouvés, que ce soit sur Donjon ou Socrate le demi-chien. « J’ai du enlever tous les moments qui pouvaient nuire à Blueberry, poursuit Sfar. Christophe entretient une relation très intime avec le western, qui tient pour moi de l’expérimentation. Il a fallu oublier le folklore et le second degré. Enlever tout le gras et retrouver cette idée de tragique, du sérieux des bonnes lectures d’enfance. Je me suis rendu compte, en relisant la série et en y travaillant, que je la lisais, enfant, comme s’il s’agissait d’un récit pour adulte. Et adulte, j’y ai retrouvé un grand récit de genre pour adolescents, très puissant en bande dessinée. Christophe, tout au long du scénario, qu’on écrivait à deux, l’un après l’autre, a modifié des petites choses formidables et puis surtout s’en est emparé. Pendant six mois, il n’a rien montré à personne. Et puis encore, après 30 pages, il a tout recommencé! Il a vraiment voulu bâtir une tragédie, qui revisite la figure du héros. »

C’est d’ailleurs ce tragique qui marque après lecture d’Amertume apache: le tragique et l’extrême premier degré avec lesquels les auteurs se sont attelés à cette (courte) reprise, et qui paraissent si éloignés de leurs univers habituels. « Ça nous a surpris nous-mêmes. On ne s’était jamais éloignés autant de nos habitudes, et en même temps, on n’a jamais réalisé de récit aussi intime, que ce soit entre nous ou dans l’histoire proprement dite. Dans Le Chat du rabbin, j’ai toujours un biais induit par mon trait, qui est à ma limite: le côté tendre, enfantin, qui n’aborde jamais le désespoir, la gravité. Or ici, en me cachant, un peu, derrière Charlier et Giraud, j’ai dû ôter tous mes artifices, creuser profond et ne rien emballer. Christophe m’a poussé à m’absenter du récit, et j’ai compris -un comble pour qui comme moi aime bien se raconter- que plus on s’éloigne, plus on peut parler. Le plus éloigné permet parfois le plus intime. C’est ce que j’ai vécu avec Blueberry. »

Amertume apache – Une aventure du Lieutenant Blueberry (1/2) ****(*)

de Joann Sfar et Christophe Blain, d’après l’oeuvre de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud, éditions Dargaud, 64 pages.

Blueberry, la déclaration d'amour de Sfar à Blain, et de Blain à Giraud

Quelque part dans l’Ouest, un Ouest brûlant qu’on devine près de Fort Navajo, aux environs de 1867, avant que Mike S. Donovan, aka Blueberry, ne se fasse chasser de l’armée et ne connaisse l’essentiel de ses aventures, un drame se joue. Trois jeunes gens issus d’une petite communauté religieuse tuent deux Indiennes pour se défendre, soit la femme et la fille du chef apache Amertume, désormais ivre de vengeance. Blueberry est chargé de ramener les coupables, mais sa mission tourne au fiasco, et au massacre. Même son vieil ami McClure n’en sortira pas indemne. La guerre indienne menace à nouveau l’Ouest. Et Blueberry va devoir éteindre l’incendie qu’il a en partie allumé en se méfiant de tout le monde, et même du commandant du Fort qui l’a pourtant à la bonne. Mais il n’aurait jamais dû faire de sa femme sa maîtresse, une des nombreuses femmes fortes de ce récit, et qui incarnent à elles seules le petit miracle de ce Blueberry-là, à la fois fidèle à l’esprit de Charlier et Giraud, mais dans lequel Sfar et Blain parviennent aussi à être fidèles à eux-mêmes, entre un scénario très féministe pour l’un, et de multiples jeux graphiques pour l’autre, s’amusant à greffer moult têtes d’acteurs à ses personnages. La palme de la prouesse revenant évidemment à Blain, présent dans chaque trait de ce western, mais les poussant chaque fois vers un réalisme qu’il n’avait jamais exploré, sans ironie aucune. Ce Blain-là évoque autant Giraud que Jijé, voire des cadors américains comme Alex Toth. Et c’est juste formidable à regarder.

« Mon panthéon »

Blain se donne un mal de chien pour être, sur Blueberry, au niveau de ses souvenirs d’enfance. Et prouver que l’avant-gardiste qu’il fut ne fuit pas le classicisme.

Christophe Blain
Christophe Blain© DARGAUD / RITA SCAGLIA

Le dessin original qui trône cette semaine en couverture de votre Focus -« Un Blueberry bien pop, non?« – a connu une genèse, toute proportion gardée, fidèle à ce que fut la réalisation d’Amertume apache: une tâche prise avec beaucoup de sérieux par son auteur Christophe Blain, qui, s’il n’y avait pas de deadline, serait encore occupé à chiader et retoucher l’image, « pour ne rien regretter« . Il était d’ailleurs occupé à en parfaire les masses de noir quand cette conversation téléphonique a eu lieu -grève générale à Paris oblige. Extraits.

De l’entretien que je viens d’avoir avec Sfar, je retiens une incroyable déclaration d’amour et d’amitié pour votre personne!

Mais ce Blueberry est aussi une déclaration d’amour de moi à Joann! Et à Charlier, et à Giraud. C’est une histoire très personnelle, et elle-même une histoire d’amitié, même si le personnage n’est pas à nous et qu’on a beaucoup réécrit. Et qui a provoqué un vrai renversement des pôles avec Joann: bien plus que Corto, ma lecture de jeunesse, c’était Blueberry. J’avais douze ans, en 1982, quand j’ai lu La Longue Marche. Je l’ai pris par sa presque fin, mais ce n’était pas la peine d’analyser: c’était un choc esthétique incroyable. Depuis, j’ai ces références-là à jamais dans mon panthéon. Dans l’album Hors-la-loi par exemple, j’avais été frappé par la manière dont Giraud faisait non seulement évoluer son dessin, mais osait aussi rendre son personnage méconnaissable, lui rasant les cheveux! J’ai utilisé ça pour mes propres personnages: Isaac perd ses cheveux, perd ses sourcils… Je l’ai cité, énormément.

Mais vous avez décliné de son vivant de vous essayer à Blueberry! Il vous l’avait pourtant proposé.

Il m’aimait bien, et moi je le vénérais, mais je ne me sentais pas capable. Je savais que ce serait éprouvant, que ça me demanderait un réel effort de concentration, j’avais trop peur de le décevoir sans doute. Alors j’ai pris sa proposition de biais, par la parodie, et ça a donné la première mouture de Gus -qui se caractérise, comme souvent chez moi, par un long nez. Un clin d’oeil à Nez Cassé (le surnom de Blueberry qui lui a été donné par les Indiens Navajos, NDLR).

Et là, au moment de vous y mettre enfin, vous choisissez d’y aller avec un dessin qui tend vers du pur réalisme, presque du Jijé (l’auteur de Jerry Spring, qui avait lancé Giraud sur Blueberry, NDLR).

Réaliste, oui. Mais je savais d’emblée que ce serait comme ça, ça me semblait inévitable. On voulait tout sauf un pastiche. Spontanément, Joann et moi avons eu la volonté de raconter un récit très sombre. Le dessin devait s’y plier. C’est quelque chose de très exigeant, de très dur, et ce n’est pas pour rien que j’ai recommencé les 30 premières planches. Et même comme ça, j’ai mis longtemps à les lui montrer. Je voulais qu’il comprenne tout de suite que je prenais très au sérieux le cadeau qu’il me faisait.

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