Bilal a buggé

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

L’auteur de La Trilogie Nikopol se lance dans une nouvelle mini-série qui prend le numérique en grippe. Visionnaire, réactionnaire ou lanceur d’alerte, Enki Bilal?

Trois ans après son dernier opus La Couleur de l’air, le nouvel album d’Enki Bilal démarre sur un moment de grande banalité dans notre monde moderne: un ado se plaint auprès de sa mère parce qu’il n’arrive pas à se connecter. La suite sera vertigineuse, car le gamin n’arrivera plus jamais à se connecter: toutes les données numériques ont soudain et définitivement disparu. Un bug, énorme et bien pire que celui du millénaire, est en effet au centre de ce nouvel album, et de ce qui devrait être à nouveau une trilogie, portée par des questions d’une grande profondeur: qu’adviendra-t-il si le genre humain abandonne sa mémoire à la seule technologie? Le monde est-il désormais totalement dépendant? Et cette technologie est-elle forcément synonyme d’évolution? En posant la question à Enki Bilal après s’être plongé dans sa nouvelle dystopie, genre décidément à la mode (voir dans Le Vif de la semaine notre article sur le nouveau S.O.S. Bonheur), sa réponse fuse: « L’évolution est aujourd’hui synonyme de régression, et ça me sidère! Nous vivons une époque incroyablement paradoxale; nous sommes dans le temps le plus technologiquement avancé que l’humanité ait jamais connu, et en même temps, nous assistons à une régression absolue en termes de moeurs et de religion. On invente dans le même temps les nanotechnologies, les voyages vers Mars, l’intelligence artificielle… et le burkini! Cet obscurantisme me hante. » Pessimiste, Bilal? On aurait tort en tout cas de prendre son récit visionnaire à la légère: l’auteur français mais toujours yougoslave dans l’âme a souvent vu juste dans ses récits prospectifs. Celui qui avait imaginé la fin du communisme avant les autres dans Partie de chasse, dénoncé la montée de l’obscurantisme religieux dans Le Sommeil du monstre et fait du dérèglement climatique le coeur de sa dernière trilogie dite du Coup de sang s’inquiète désormais de notre dépendance au tout numérique. On aurait peut-être tort de ne pas l’écouter…

Systèmes vacillants

« Je suis comme tout le monde, explique ainsi le sexagénaire qui n’a plus rien à prouver: je dépends de plus en plus des données informatiques. Je ne connais plus le moindre numéro de téléphone par coeur, et je suis bien emmerdé quand un bug s’empare de mon ordinateur, il m’est déjà arrivé de perdre de gros morceaux de scénarios! J’ai voulu explorer les conséquences du bug ultime, celui qui selon les spécialistes nous ferait revenir à l’âge de pierre en moins de quatre jours, mais j’ai voulu le faire à ma manière, en partant de parcours individuels pour évoquer les conséquences politiques et sociales d’un tel désastre. Et revenir presque inconsciemment à mon sujet de prédilection qu’est la mémoire. Pouvons-nous confier une chose aussi importante pour l’humanité à des ordinateurs, sans courir à notre propre perte? J’en doute fort, et j’use de la fiction pour soulever la question. » Entre Orwell et Shakespeare, Bilal tente donc de devancer le réel et établit dans Bug des parallèles constants entre corps intime, corps informatique et corps social, trois systèmes selon lui vacillants mais interdépendants, capables de s’entraîner mutuellement dans leur chute. Une chute inévitable? « J’aime la satire mais je suis moins pessimiste qu’il n’y paraît, sourit l’intéressé. Je connais, moi, les raisons de ce bug et la fin de mon intrigue: il n’y aura pas de cyberattaques ni de geeks fous derrière cet effondrement, mais quelque chose de plus profond. Comme un rééquilibre. Peut-être nécessaire. »

Bug (livre 1)

Dystopie. De Enki Bilal, Éditions Casterman, 88 pages. **(*)

Bilal a buggé
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Le jeudi 13 décembre 2041 restera une date à jamais inscrite dans l’histoire du futur: ce jour-là, un bug informatique entraînant la disparition de toutes les informations stockées en numérique mettra moins de quatre jours pour plonger le monde dans le chaos et l’apocalypse. « Tous les disques durs sont vides… Plus aucune donnée nulle part…. Plus d’archives, plus de codes, plus rien. Un assèchement total… Du plus gros serveur à la plus petite clé USB… L’humanité est dans la merde et on imagine mal à quel point… » Au même moment, le cosmonaute Kameron Obb, seul survivant d’une expédition vers Mars, est retrouvé dans sa capsule en perdition. Et cette fois, c’est un insecte, un bug extraterrestre qui n’a plus rien d’informatique, qui a décimé son équipage, s’est faufilé dans son cerveau, lui causant des taches bleues sur le visage, et surtout le dotant d’une étrange hypermnésie… Comme si, à peine perdues, toutes les données et toutes les connaissances humaines s’étaient soudain glissées dans sa tête. Devenu l’objet de toutes les convoitises, Kameron n’a d’autre choix que de retrouver sa fille, kidnappée pour faire pression sur lui, et d’essayer de comprendre le lien entre ces deux bugs… Avec ce pitch accrocheur et malin, Bilal revient donc aux affaires après trois ans d’absence, et fait du Bilal: des images léchées mais un peu froides, des ambiances plus étranges et métaphysiques que sciences-fictionnelles, et de très grands enjeux joués à hauteur d’homme. L’auteur pointe ici du doigt notre dépendance au tout numérique… tout en abusant paradoxalement des outils informatiques pour habiller ses planches! Le résultat, parfois très laid (cette typo…), en dit en tout cas long sur sa totale liberté de création.

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