Abdel de Bruxelles: « Ce pseudo sonne presque comme une revendication »

"À l'école, il y a le plus beau, le plus fort et puis celui qui dessine bien." © cecile gabriel
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le dessinateur de Tanger sous la pluie affirme son talent et son identité cosmopolite avec ce biopic bourré d’humanité. À l’image de ce Français à l’accent du sud et au pseudo maroxellois. Rencontre.

Abdel n’est pas de Bruxelles, mais c’est presque comme si. « Trente ans que je suis ici, depuis que je suis venu pour apprendre la BD et faire mon cursus à l’ERG. Ma femme, mes enfants, mes amis sont Bruxellois. Je me suis trouvé ici, je me sens d’ici. Et puis je me suis longtemps cherché, ce pseudo sonne presque comme une revendication. J’ai en moi à la fois ce côté occidental et ce côté maghrébin. J’assume les deux, j’aime les deux. Nous sommes tous des personnes multiples. Aujourd’hui, je ne suis pas le même qu’il y a 20 ans, et il y a plein de vies dans une vie! L’existence n’est pas un monobloc, on n’a pas une seule identité. Mais ce n’est pas inné, c’est un cheminement. Et une libération aussi. Venir à Bruxelles l’a en tout cas été pour moi. »

Abdel de Bruxelles -mais donc né au Maroc, qu’il a quitté à l’âge de six mois pour grandir à Narbonne, d’où cet accent qui, lui, ne le quittera plus- sort aujourd’hui un superbe roman graphique consacré aux séjours marocains du peintre Matisse, scénarisé par Fabien Grolleau, vieux complice nantais avec lequel il avait déjà et entre autres commis Dum, une mini-saga d’heroic fantasy. Mais l’idée et l’envie de Maroc, et de Matisse, est venue d’Abdel: « J’avais très envie de dessiner le Maroc, les ambiances, les couleurs, l’architecture, indépendamment évidemment de mes racines. Mais je ne voulais pas le Maroc pour le Maroc, il fallait un angle, un regard. Il se fait que j’aime aussi beaucoup Matisse, et que celui-ci est passé par le Maroc, qu’il l’a peint et en a capté quelque chose de très fort, qui entrait en résonance… Il y a une grosse tradition orale au Maroc qui laisse beaucoup plus de place à la nuance, aux choses sans mots, directement dans la transmission. Matisse a ce truc-là dans sa peinture, ce côté très instinctif. Et je me sentais en confiance face à son travail, sans être submergé. Il y a chez lui une recherche de la simplicité, du minimalisme, quelque chose de profondément humain. Klee, Picasso, c’est le même esprit: déconstruire pour travailler avec le minimum. J’ai une démarche semblable dans mon travail. Par contre, c’est Fabien qui m’a appris que le premier séjour du peintre s’était fait sous la pluie, et la relation qu’il a liée avec Zorah, une prostituée qui lui a servi de modèle. »

En ressort un album envoûtant et très réussi mêlant réalité documentée et fiction assumée, narrant un peintre à la recherche de l’inspiration et sa rencontre avec un modèle aussi brillant que mal aimé de sa société. Et qui elle-même lui compte des histoires inspirées des contes des Mille et une nuits. Bref, Tanger sous la pluie est aussi une rencontre entre Occident et Orient pleine de bienveillance et d’humanité. Et ne doit donc rien au hasard, puisque l’auteur lui-même a fait de cette rencontre une force plutôt qu’un problème.

Abdel de Bruxelles:

Pas de conflit

Cinquième rejeton d’une grande famille marocaine de huit enfants, rien ne prédestinait le petit Abdel à la bande dessinée franco-belge, si ce n’est un goût pour le dessin qui l’a tout de suite dépassé: « Dès 7 ou 8 ans, je lisais des comics, Hergé, Mézières. Je voulais déjà faire de la BD. Ma grande soeur qui apprenait la coiffure avait remarqué que je recopiais les profils qu’elle devait dessiner pour y mettre des cheveux, ça me fascinait! Elle m’a poussé, fourni papier, crayons… Et puis il y a l’autre cliché: à l’école, il y a le plus beau, le plus fort et puis celui qui dessine bien. Je n’étais pas le plus beau et le plus fort, mais le dessin m’a donné une certaine place, un statut. C’est le dessin qui m’a permis de dépasser pas mal de trucs, de ne pas basculer. Sans faire pleurer dans les chaumières, fils d’immigrés, c’est toujours compliqué, et parfois violent, comme lorsque j’ai enfin pu demander la nationalité française et que ça a été très long et pénible: on me demandait un casier judiciaire du Maroc, que j’avais quitté à l’âge de 6 mois! Mais j’ai eu ça, le dessin, et une certaine éducation, qui me permettent de bousculer les clichés et les idées reçues. J’aime la tête de gens que je ne connais pas quand ils disent: « Ha, c’est vous qui faites ça? » Ou quand je vois des flics bugger parce que je leur pose poliment une question avec mon accent du Sud. » Et de conclure: « J’ai vraiment essayé d’éduquer mes enfants (dont une fille actuellement à La Cambre, bon sang ne peut mentir, NDLR) dans l’idée de ne prendre que ce qui les intéressent dans leur double, ou triple, ou quadruple culture. Moi je ne mange pas de porc, eux oui, mais on s’en fout, il n’y a aucun conflit de loyauté. »

Quelques jours après notre entretien, Abdel de Bruxelles s’offrait un aller-retour à Paris pour visiter l’extraordinaire collection Morozov toujours à voir à la Fondation Louis Vuitton: que des chefs-d’oeuvre et des toiles de Monet, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Bonnard, Picasso, Malevitch… et Matisse. Parmi elles, Zorah sur la terrasse. On imagine l’émotion du dessinateur face à la toile du peintre, qui a rejoint sa propre et étonnante histoire, bien éloignée des clichés.

Tanger sous la pluie, de Fabien Grolleau et Abdel de Bruxelles, éditions Dargaud, 120 pages. ****

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