Silence, on tue: « Le Congo est un paradis sur Terre dont les seigneurs de guerre ont fait un enfer »
Avec son documentaire L’Empire du silence, le Belge Thierry Michel revient sur vingt-cinq ans de massacres, d’exactions et de crimes commis en toute impunité en République démocratique du Congo, ignorés par un Etat en faillite et par la communauté internationale atteinte de cécité.
Longtemps, Thierry Michel a parcouru la RDC, caméra à l’épaule, pour témoigner de son histoire, ses richesses et ses fantômes. Pendant vingt-cinq ans, il a arpenté le pays de long en large, consacrant plus d’une dizaine de films à ce territoire aux ressources inestimables. Avec L’Empire du silence (lire la critique), il propose un film-somme, qu’il envisage comme un coup de semonce, orchestré avec le prix Nobel de la paix Denis Mukwege, qu’il avait déjà suivi dans L’Homme qui répare les femmes (lire encadré).
Le réalisateur remonte le temps, confronte les faits et les témoignages pour mieux comprendre comment ce conflit a pu se dérouler sous les yeux désespérément clos de la communauté internationale, avec la complicité plus ou moins tacite des différents régimes instaurés en République démocratique du Congo depuis Mobutu. Son documentaire rassemble les différentes pièces du puzzle, avec un double objectif: « Parcourir le monde en interpellant les grandes institutions pour savoir pourquoi cette situation dramatique perdure, et retourner au Congo pour y recueillir la parole des survivants de cette guerre qui ne dit pas son nom », nous a-t-il confié.
Ce conflit sans fin représente une véritable tragédie au coeur de l’Afrique…
Une tragédie au sens théâtral du terme, une tragédie shakespearienne, où s’affrontent des pays, des puissances, mais aussi des hommes, des personnages insensés. Le tout dans un décor incroyable, un pays immense, aux paysages majestueux. Un paradis sur Terre dont les seigneurs de guerre ont fait un enfer.
Ce pays est un paradis sur Terre dont les seigneurs de guerre ont fait un enfer.
Le film travaille le choc esthétique entre la beauté des paysages et la violence des images d’archives. Plus le pays est beau et riche, plus il semble destiné à souffrir. Il y a là comme une ironie du sort, tragique elle aussi?
Déjà dans L’Homme qui répare les femmes, je m’étais dit que pour parler de l’horreur, il fallait traiter la beauté. La beauté du paysage, la beauté des femmes en résilience, la beauté du docteur Mukwege. Dans les films précédents, on travaillait surtout sur la suggestion. Mais là, il fallait aller au bout de la logique, que cela devienne des pièces à conviction pour que, demain, la justice puisse faire son travail et amener un sentiment de révolte absolu chez le public. Mais je dois dire que j’ai été le premier spectateur de ces images absolument traumatisantes. Je n’avais pas idée de ce que j’allais trouver en faisant ces recherches.
Déjà dans L’Homme qui répare les femmes, je m’étais dit que pour parler de l’horreur, il fallait traiter la beauté.
Au-delà du silence, ce qui frappait jusqu’à il y a peu, c’est la cécité des instances internationales…
C’est presque de la complicité, ce jeu hypocrite. On ferme les yeux sur le fait que le général en chef est un criminel de guerre reconnu qui aurait dû être traduit depuis longtemps devant la Cour pénale internationale. On ne cite pas le chef d’état-major du pays voisin qui est venu semer la terreur au Congo. Et on utilise l’argent de la communauté internationale pour un jeu de dupes. Le Haut commissaire aux droits de l’homme l’avoue dans le film: « J’ai échoué. » Maintenant, il faut changer de logiciel. On ne peut pas continuer infiniment à observer, sans rien dire, sans rien faire. Il semblerait que les Nations unies soient en train de rectifier le tir. Elles viennent d’adopter une résolution dans laquelle elles appellent le Congo à mettre en place, comme le déclarait récemment le Docteur Mukwege, « une stratégie nationale de justice transitionnelle pour promouvoir la vérité afin de garantir la recevabilité pour les crimes du passé, les réparations pour les victimes et les garanties de non-répétition ».
C’est une guerre sans nom, et c’est une guerre sans traces, puisqu’on se débarrasse des cadavres. Comment aborder ce silence en tant que cinéaste?
En faisant oeuvre de mémoire, en trouvant l’équilibre entre les témoignages et le travail d’archives. C’est comme en justice: il faut la preuve. Et justement, ces preuves existent, avec les fosses communes que l’on a essayé, pour certaines, de faire disparaître. Dans le film, d’ailleurs, on voit deux experts des Nations unies assassinés parce qu’ils se penchent sur ce problème. C’est pour ça que l’une des choses à faire aujourd’hui, c’est de les sécuriser, et de commencer le travail d’exhumation.
Le constat est effroyable, pourtant on entraperçoit une lueur d’espoir. Notamment parce qu’il y a une prise de parole du peuple congolais, qui descend dans la rue.
Oui, il y a les mouvements citoyens, qu’on ne fait qu’apercevoir dans le film, et de très nombreux jeunes sont en train de s’organiser. J’en ai rencontré beaucoup à l’occasion de la diffusion du documentaire au Congo. Le lendemain de la projection à Kinshasa, un atelier s’est mis en place grâce à des avocats et des jeunes issus de mouvements citoyens, qui ont lancé une campagne sur la justice transitionnelle. Ce recours à la justice est primordial.
Le lendemain de la projection à Kinshasa, des jeunes issus de mouvements citoyens ont lancé une campagne sur la justice transitionnelle.
La communauté internationale commence aussi à s’interroger sur le rapport Mapping de l’ONU, qui recense les crimes, enterré un peu vite. Que peut-on espérer pour le Congo?
On observe un sursaut, en effet. Le Congrès américain gèle des avoirs, le Parlement européen arrive finalement à voter, de justesse, la loi sur les minerais de sang (lire l’encadré). Et puis, il y a la voix du docteur Mukwege évidemment, dont le courage et le charisme contribuent à faire bouger les choses, et la nouvelle résolution de l’ONU laisse espérer un changement. Il faut parvenir à mobiliser les populations, et notamment la société civile, pour arriver à la mise sur pied de tribunaux nationaux mixtes, avec des magistrats internationaux, pour garantir l’indépendance de la justice, et amener l’expertise de ce qui s’est fait ailleurs, en Sierra Leone, en ex-Yougoslavie, au Cambodge, au Rwanda… On sent un frémissement. L’Union européenne vient de voter la prolongation des sanctions, elle va peut-être même les étendre. On a beaucoup d’attentes avec L’Empire du silence. La ministre de la Coopération a été ébranlée à la vision du film, le ministère des Affaires étrangères va soutenir sa diffusion… Et ça, c’est nouveau.
« Au milieu des années 2010, j’ai entendu parler d’un docteur qui portait un combat solitaire pour dénoncer le viol comme arme de guerre. Je suis allé à sa rencontre, à Paris, où il était en exil. J’ai alors réalisé, avec Colette Braeckman, spécialiste de l’Afrique et grand reporter au Soir, L’Homme qui répare les femmes, un portrait de Denis Mukwege. Le film a voyagé dans une trentaine de pays à travers le monde mais aussi au Parlement européen, au Congrès américain, au Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Il a été traduit en vingt-huit langues, a obtenu de nombreux prix, mais sa plus belle récompense reste, évidemment, le Nobel de la paix remis au Docteur Mukwege, en 2018.
Le film, et la caisse de résonance qu’il offre au discours du docteur a contribué à changer les choses. Le viol est aujourd’hui reconnu comme crime imprescriptible et la question des minerais de sang (NDLR: extraits au péril de leur vie par des hommes et des enfants et pouvant alimenter des conflits armés) est enfin prise en compte. Des législations se mettent en place aux Etats-Unis et en Europe. Je suis allé à Oslo pour la cérémonie de remise des Nobel, et le docteur y a prononcé un discours remarquable où il dénonçait à la fois l’impunité et les Nations unies, qui ont commandé un rapport, le rapport Mapping, qui recense 617 crimes graves, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, voire génocide, et qui, comme il dit, « moisit pourtant dans un tiroir ». Il a osé parler, citer les noms des criminels auxquels personne n’ose jamais s’attaquer.
Pendant des années, le docteur a soigné des femmes, puis leurs filles et ensuite leurs petites-filles… Il lui semblait crucial de continuer à agir. Qu’après avoir donné la parole aux victimes, on fasse la lumière sur les bourreaux. « Il faut que tu réalises encore un film, avec comme objectif de contribuer à mettre fin à l’impunité », m’a-t-il dit. »
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