Rare comme Amira Casar: rencontre avec l’actrice qui brille d’un éclat singulier dans Cigare au miel

Amira Casar (à droite, aux côtés de Zoé Adjani): "J'ai beaucoup à apprendre des jeunes acteurs, parce que moi aussi je dois retrouver mon innocence."
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Cigare au miel,la comédienne campe une mère que le désir d’émancipation de sa fille va amener à reconsidérer son existence. En phase avec un parcours qui l’a vue se défier des chapelles comme des cadres trop rigides. Librede ne pas avoir peur.

Portrait inspiré d’une étudiante franco-algérienne décidant de se soustraire aux diktats du patriarcat, Cigare au miel est aussi le récit d’une double émancipation, à celle de la fille (Zoé Adjani, nièce d’Isabelle et révélation du film) correspondant celle de sa mère. Un rôle dans lequel Amira Casar brille d’un éclat singulier, que la réalisatrice Kamir Aïnouz cerne dans une formule: « Amira est pour moi la femme par excellence, parce qu’elle est si complexe, et qu’elle dégage à la fois une force, une sensibilité et une sensualité très particulière mais bien présente. » Jusqu’au plus profond de cette voix à l’inimitable tessiture, grave et envoûtante à la fois.

Une femme n’est pas qu’une mère

Amira Casar, voilà un bon moment qu’elle fréquente les plateaux de cinéma. Si son rôle dans La vérité si je mens! lui a valu précocement une nomination au César du meilleur espoir féminin, la comédienne s’est toujours défiée des chapelles, elle que l’on retrouvera au fil du temps chez Valérie Lemercier (Le Derrière) comme chez Catherine Breillat (Anatomie de l’enfer, Une vieille maîtresse); chez les frères Larrieu (Peindre ou faire l’amour, Le Voyage aux Pyrénées) comme chez Werner Schroeter (Nuit de chien); chez Lucas Belvaux (Pas son genre) comme chez Rebecca Zlotowski (Planétarium). Et l’on en passe, sans même parler de la scène, où elle a interprété aussi bien Ibsen que Honegger ou Tchekhov. « Ce qui m’intéresse, c’est de découvrir le monde de quelqu’un d’autre, cette culture-là que je ne connais pas, observe-t-elle. Comme j’ai un visage méditerranéen, les Italiens pensent que je suis italienne, en Argentine on me prend pour une Argentine, et en Grèce, on me dit que je ressemble à Clytemnestre. Il y a les clichés qu’on vous colle et dans lesquels, comme actrice, il faut veiller à ne pas trop se laisser enfermer. Mes projets ne se ressemblent pas, j’aime le slalom libre, et si l’image m’intéresse, la parole également. » Histoire de se mouvoir en toute liberté, de la Médée de Cherubini mise en scène par Simon Stone à Salzbourg -« C’était génial, orgasmique!« , s’enflamme-t-elle- au premier long métrage de Kamir Aïnouz, ce Cigare au miel se déroulant entre Neuilly et la Kabylie au début des années 90.

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L’actrice y incarne donc un personnage de mère ayant grandi en Algérie avant d’émigrer en France; une femme ayant renoncé à sa carrière de gynécologue pour se consacrer à l’éducation de sa fille, Selma. Et qui, non contente d’étouffer dans son quotidien, voit, alors que cette dernière s’écarte du modèle parental, ses certitudes vaciller: « Ce film, c’est aussi l’histoire de l’acceptation de la perte de contrôle en tant que mère, relève Amira Casar. Je n’ai pas d’enfant, mais c’est difficile d’être parent. Et être l’enfant unique est compliqué. Ce couple n’est pas dans la tradition, mais ils veulent vraiment faire de Selma une fille parfaite, dessiner son chemin. S’y greffe un élément culturel, en ce sens qu’ils sont algériens, mais plus français que les Français. Il y a un tiraillement, avec un problème d’identité dont découlent des ambiguïtés qui produisent un rapport chaotique. » Et d’ajouter, au sujet de cette femme ancrée dans son temps: « J’aime bien jouer des rôles qui sont très loin de moi. J’ai joué des femmes de toutes confessions. Et je n’ai jamais eu peur, contrairement à certaines comédiennes, de jouer des mères très jeune. J’adore le cinéma de Bergman, où l’on retrouve cette dynamique de la relation mère-fille ou mère-fils. C’est très riche: je n’ai jamais joué deux fois la même mère. Ce qui ne m’empêche pas de penser qu’en tant que femme, moi Amira, je suis un peu sous-représentée au cinéma: il faut aussi qu’il y ait des films sur des femmes n’ayant pas d’enfant, qui sont dans la trentaine ou la quarantaine, et dont le choix de vie est de ne pas en avoir. Une femme n’est pas qu’une mère. »

Sabotage parental et transmission

Avec son agenda féministe sous-jacent, Cigare au miel s’inscrit clairement dans l’air du temps. Ce qui n’était certainement pas pour déplaire à une comédienne active notamment dans le collectif 50/50, oeuvrant pour l’égalité des femmes et des hommes et la diversité dans le cinéma. « Personnellement, je veux juste qu’on nous donne les mêmes droits, qu’on puisse coexister avec l’égalité salariale, la même considération. Ce n’est pas nouveau, il y a eu tant de féministes avant nous: Rosa Luxemburg, Germaine Greer… J’ai même parfois l’impression qu’on est dans une régression. Il fallait que les langues se délient. Après, je ne cherche pas la guerre ni la confrontation, mais l’harmonie, et qu’on puisse coexister ensemble. Mais il y a énormément de chemin à faire, tout n’est pas gagné, et tout ne le sera pas en une journée ni en un an, parce que malheureusement, le temps a fait son travail contre les femmes. Elles n’ont souvent pas été considérées, ni écoutées, ni entendues, alors qu’elles ont autant à apporter au monde que les hommes, comme elles sont capables d’endosser plusieurs robes, plusieurs rôles, plusieurs armures. Bien souvent, ce sont elles qui préservent l’unité dans les foyers difficiles: Brecht ne s’est pas trompé quand il a écrit Mère courage et ses enfants. » Cette force intérieure, c’est encore celle qui va permettre à son personnage de briser le carcan du modèle patriarcal, et de rompre l’engrenage pernicieux voulant, comme ne se fait faute de le souligner Kamir Aïnouz, que s’il est mis en place par les hommes, le patriarcat perdure souvent par les femmes. D’une libération à l’autre, en somme, dans un mouvement englobant deux générations.

Il est du reste tentant de rapprocher Cigare au miel de Call Me by Your Name de Luca Guadagnino, un film gravitant également autour de la transmission, dans lequel elle trouvait en Annella un autre rôle de mère emblématique. « La transmission compte beaucoup à mes yeux. J’adore travailler avec de jeunes acteurs, parce que nous, forcément, on vient avec un bagage culturel peut-être plus plein, mais je pense que mon métier, c’est de vider et remplir des valises, dans une espèce d’ambivalence. J’ai beaucoup à apprendre d’eux, parce que moi aussi je dois retrouver mon innocence. J’ai beau avoir fait 65 films, j’estime toujours être une débutante. Chaque fois que je commence un nouveau projet, j’ai une certaine appréhension: est-ce que je sais encore jouer? Annella, dans Call Me by Your Name, est presque là à dire à son fils: « Vas-y, vis ta vie, ne reste pas à la maison, tu vas te dessécher ou devenir vieux garçon. Fume des pétards, fais l’amour, mais surtout vis, expérimente, la vie est une somme d’expériences. » Et celle qui a grandi dans un environnement cosmopolite entre Angleterre, France et Irlande de renvoyer à son apprentissage personnel: « J’ai eu une mère qui a grandi au Japon, qui était moitié russe, et qui m’a dit très tôt: « L’ordre de la vie, c’est que je vais mourir avant toi. » Elle m’a transmis cette richesse, que l’on peut être plusieurs fleurs dans un même jardin. Mon père, lui, a presque fait du sabotage parental, en disant à ses trois filles, élevées séparément: « Ne vous mariez pas si vous ne le voulez pas, n’ayez pas d’enfant si vous n’en voulez pas, et payez tout vous-mêmes. » Il était fils de général, son père avait fait Saint-Cyr, et il a brisé le carcan du monde militaire. Il nous a donné cette émancipation, le droit d’être, la liberté de ne pas avoir peur. Et ça, c’était un super cadeau.« 

L’éveil des sens

Kamir Aïnouz
Kamir Aïnouz© Éliph – Willow

À l’instar de celui de Selma, l’héroïne de son premier long métrage, le parcours de Kamir Aïnouz, la réalisatrice franco-algérienne de Cigare au miel, s’est arrêté un temps à la case école de commerce. « Mais, précise-t-elle tout de go, j’ai toujours voulu faire du cinéma, et si j’ai bifurqué vers cette école, c’est pour mes parents surtout, étant donné leur parcours, et le fait que l’éducation était la seule façon de sortir d’un système, quand même, d’oppression. » Si elle tâte un temps de la finance internationale, c’est pour revenir à ses premières amours, la jeune femme étudiant le cinéma à l’USC School of Cinematic Arts de Los Angeles avant d’enchaîner avec l’écriture de scénario à l’Université de Californie. Et contribuer dans la foulée au script de LOL USA de Liza Azuelos, avant de s’atteler, enfin, à son premier long.

Découvert l’an dernier à la Mostra de Venise, celui-ci s’inspire largement de son expérience personnelle, la cinéaste parlant d’ailleurs d’une oeuvre semi-autobiographique: « Comme Selma, j’ai grandi dans une famille avec des parents qui avaient fait des études universitaires poussées, et dans un environnement plutôt privilégié et laïque. Une des intentions du film, c’est que je me suis rendu compte qu’à l’époque –au début des années 90, NDLR-, je ne me sentais pas représentée à l’écran, ni à la télévision ni au cinéma. D’une part, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de personnages de jeunes filles, notamment quand il était question de sexualité. Et d’autre part, parce que dès qu’il y avait un film maghrébin, et algérien spécifiquement, ça se passait en banlieue, et tournait autour de questions sociales qu’il fallait et qu’il faut continuer d’explorer, mais qui ne correspondaient pas à ma vie. Mon film montre que même si l’on s’extrait des questions sociétales et religieuses, dès qu’on en arrive à la question de la sexualité d’une jeune fille, tout se resserre, il y a un énorme verrou qui demeure. En réalité, ce n’est pas qu’une question de religion ni de milieu social, c’est une question de genre.« 

Une caresse prolongée

Cette thématique, Cigare au miel l’explore à la suite de Selma, une jeune fille que la découverte de la puissance de son propre désir va conduire à vouloir s’émanciper du modèle imposé tant par son entourage que par la société. Un appel de liberté vibrant, devant la caméra de Kamir Aïnouz, d’une enivrante sensualité, la cinéaste ayant réussi à conférer à sa mise en scène la texture d’une caresse prolongée. Non sans avoir tenu à faire rimer cette histoire intime avec les troubles violents que connaissait l’Algérie à l’époque, images d’archives à l’appui. « Je parle de ce que je connais, et cette époque m’a profondément marquée, explique-t-elle. J’ai été inspirée par des films comme C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée, ce genre de récits de coming of age qui s’installent dans l’adolescence de leur réalisateur ou réalisatrice. Instinctivement, j’ai placé l’histoire dans les années 90. Cela faisait beaucoup monter les enjeux pour cette famille d’avoir pour toile de fond le début de cette décennie noire du terrorisme en Algérie, qui est la marque d’un extrémisme religieux dont l’un des axes principaux est d’enfermer le corps de la femme. » Et le film, du reste, parle également au présent.

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