Nicolas Winding Refn: « Ryan Gosling est le meilleur acteur de sa génération »

Ryan Gosling et Nicolas Winding Refn sur le tournage de Only God Forgives. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Fort du succès de Drive, le réalisateur danois Nicolas Winding Refn renoue avec un cinéma plus radical dans Only God Forgives, manifeste esthétisant doublé d’une nébuleuse histoire de vengeance où le mysticisme le dispute à l’ultra-violence. Interview sous acide.

En 2011, Nicolas Winding Refn, cinéaste danois de l’extrême, investit Hollywood pour y frapper un grand coup. Le résultat s’appelle Drive, parfait petit objet pop mixant comme nul autre les ingrédients à même de faire les films cultes: éléments iconiques (le cure-dent, la veste au scorpion…), séquences d’anthologie (la poursuite virtuose, la scène de l’ascenseur…), acteur charismatique au visage d’ange (Ryan Gosling, qui d’autre?), héros moderne compilant les attributs du cow-boy à l’ancienne et la fragilité du mâle archétypal d’aujourd’hui, BO à l’impact quasi tarantinien, esprit revivaliste… Et le film en effet de devenir un mythe générationnel instantané, une sorte de Rebel Without a Cause de son temps.

Pour autant, Winding Refn ne vient pas de nulle part, lui qui affiche alors déjà au compteur quinze ans d’une carrière (essentiellement) scandinave sans concession, émaillée de quelques juteux coups d’éclat que les aficionados de films de (mauvais) genre chérissent comme autant de secrets précieux à ne pas éventer, de Pusher à Valhalla Rising en passant par le mésestimé Fear X, première tentative anglo-saxonne s’étant soldée à l’époque par un tel fiasco financier qu’elle a failli réduire prématurément sa carrière à néant.

Lunettes de soleil noires, chemise d’un blanc immaculé largement déboutonnée, il nous reçoit toute zénitude dehors, fin avril, dans les bureaux parisiens de la maison Gaumont pour nous parler de son nouveau film, Only God Forgives, trip mystico-vengeur plongeant Ryan Gosling, toujours lui, dans un Bangkok nocturne aux allures de cauchemar éveillé. Où il est question de spiritualité, de la nécessaire violence de l’art et d’un amour à ce point dévorant du cinéma qu’il transcende jusqu’aux échecs les plus retentissants…

Dans quel contexte a pu s’épanouir ce nouveau film, pour le moins atypique?

Le métier de réalisateur offre peu de certitudes. D’où cette idée de signer un deal avec Wild Bunch et Gaumont non pas pour un mais pour deux projets à petit budget. Ainsi, j’avais la garantie de pouvoir au moins encore faire deux films… et peut-être ne plus jamais tourner ensuite (rire). Nous sommes arrivés à un accord concernant la liberté artistique dont j’avais besoin et l’implication financière de Wild Bunch et Gaumont. Only God Forgives est le premier film du package -le second relèvera du pur cinéma d’horreur, un genre que j’ai toujours rêvé d’investir. J’avais envie de faire un film sur un homme en quête d’une religion à laquelle il pourrait croire, et qui désire se battre avec Dieu. Afin d’amener ce sujet sur un terrain plus concret, j’ai alors pensé à cette histoire de vengeance impliquant une mère et son fils.

Qu’en est-il de la sexualité de ce fils? Ryan Gosling dégage à nouveau quelque chose de très indéterminé, presque transgenre…

Je pense que la masculinité ne fonctionne que quand elle est très féminine. Julian, son personnage, est un homme enchaîné à sa mère. Il y a une connexion sexuelle entre eux, de nature dysfonctionnelle. Elle est comme un monstre, et il est prisonnier de sa toile, il ne peut se défaire de son emprise. Il a donc besoin que quelqu’un vienne le libérer, briser ses chaînes. Pour ce faire, il doit affronter un homme élevé au rang de Dieu, qui détient les clés de sa relation à sa mère.

Ce Dieu semble s’adresser aux hommes à travers des chansons de karaoké…

Oui, parce qu’aller au karaoké, à Bangkok, équivaut à sortir prendre un verre. Et la musique a ce pouvoir cathartique qui lui confère une certaine dimension religieuse. Ce qui permet d’emmener le film vers ces territoires mystiques dont l’Asie transpire par tous les pores. L’Asie est une vaste étendue où le monde des esprits et celui des êtres vivants cohabitent, dans une forme d’entente qui garantit l’équilibre de l’univers.

Pour revenir à Ryan Gosling, le considérez-vous comme une espèce d’alter ego?

Il est tout simplement le meilleur acteur de sa génération. Avec Ryan, nous nous sommes rencontrés dans de très étranges circonstances. Habituellement, les gens mettent des années à s’apprivoiser, se connaître, se comprendre. Pour Ryan et moi, il a suffi d’un seul trajet en voiture, c’était à Los Angeles et nous avons immédiatement décidé de faire Drive ensemble. Une connexion naturelle s’est établie entre nous.

Dans Only God Forgives, vous semblez obsédé par les mains. Était-ce un élément-clé de votre scénario?

En fait, ce n’était pas présent dans le scénario original, c’est une image qui s’est imposée peu à peu à mon esprit. Parfois, j’arrive avec des idées sur le tournage que mes collaborateurs ne comprennent pas nécessairement, mais j’aime la puissance visuelle qu’elles peuvent dégager. Ce n’est que par la suite que j’essaye qu’elles fassent sens dans l’ensemble.

Comme à votre habitude, vous avez tourné en respectant la chronologie du film…

Oui. Cela me permet de tenter des choses. Le tournage devient dès lors une étape à part entière de la création. C’est un peu comme peindre un tableau. Il faut garder le processus stimulant: à quoi bon tourner un film si vous connaissez déjà le résultat?

Avez-vous vécu le succès de Drive comme une sorte de revanche après l’échec cuisant de Fear X aux Etats-Unis?

Drive a considérablement gonflé le nombre de spectateurs auquel j’étais habitué, c’est un fait. Je ne peux que m’en réjouir et souhaiter élargir encore le public susceptible d’aller voir mes films. Vous n’imaginez pas à quel point Fear X a été une expérience traumatisante pour moi, que ce soit au moment du tournage, de la sortie du film ou du désastre personnel qui a suivi (en 2003, il se retrouve endetté jusqu’au cou suite à des problèmes de financement couplés à l’échec commercial retentissant du film, ndlr). Mais, en même temps, si je n’avais pas fait ce film, je ne serais sans doute pas assis ici aujourd’hui à répondre à vos questions. En un sens, cette étape douloureuse a été décisive dans mon parcours. Je suis heureux que ça me soit arrivé si tôt. Vous savez, j’avais à peine 25 ans quand j’ai commencé à travailler sur mon premier film, Pusher, avec rien d’autre à montrer à l’écran que mon propre ego. J’ai connu le succès immédiatement, ce qui m’a donné le sentiment de pouvoir marcher sur l’eau. Et il n’y a rien de pire que d’envisager un processus créatif dans cet état d’esprit. Alors oui, j’ai bu la tasse, je me suis noyé. J’aurais pu ne jamais refaire surface, mais il se trouve que j’étais déterminé à sortir la tête de l’eau, et à tirer les leçons qui s’imposaient…

Vous parlez d’élargir votre public aujourd’hui et pourtant Only God Forgives, dans toute sa radicalité mystique, n’est a priori pas le genre de film à même de faire ça…

C’est ça le secret: ne jamais donner au public ce qu’il attend (sourire). Selon moi, l’art ne fonctionne que s’il agresse vos sens. Il n’atteint son but que quand il vous transperce, et reste en vous jusqu’à la fin de votre vie. Il ne faut pas perdre de vue que l’élément le plus précieux pour l’homme, c’est le temps. A partir du moment où quelqu’un consacre du temps à ce que vous produisez, il me semble normal que vous lui donniez en retour quelque chose sur lequel méditer. En bien ou en mal, à la limite peu importe.

Le film est dédié à Alejandro Jodorowsky. Pourquoi?

Tout simplement parce qu’il est le king. Prenez El Topo ou The Holy Mountain: c’est le genre de cinéma, profondément philosophique, que plus personne ne pratique aujourd’hui. Il y a quelques années, j’ai eu la chance de devenir ami avec lui. Il a fait de moi son fils spirituel en me baptisant, et a commencé à s’intéresser à mon avenir par la lecture du tarot. Un jour, il m’a dit: « You will drive. »

Rencontre Nicolas Clément, à Paris

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