Luc Dardenne: « Concerter? L’urgence est telle qu’on ne peut plus concerter, il s’agit de permettre à des gens de survivre »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Luc Dardenne évoque la crise sanitaire, son impact avéré et prévisible sur le secteur culturel en général et le milieu du cinéma en particulier, mais aussi les leçons qu’il y aura lieu d’en tirer.

Non content d’être l’auteur, avec son frère Jean-Pierre, d’une oeuvre majeure, courant de La Promesse au Jeune Ahmed, en passant par Rosetta ou Deux jours, une nuit, Luc Dardenne s’est largement investi dans la production, contribuant, avec les Films du Fleuve, aux parcours de Jacques Audiard, Nabil Ben Yadir, Ken Loach, Cristian Mungiu, Pierre Schoeller, Rebecca Zlotowski et beaucoup d’autres. Ajoutez-y son engagement au côté du cinéma Palace, à Bruxelles, et il apparaissait comme l’interlocuteur tout désigné au moment de porter un regard panoramique sur la crise sanitaire que nous traversons et ses conséquences pour le secteur. Les thèmes, parmi d’autres, d’un entretien téléphonique, confinement oblige…

Quel regard portez-vous sur la crise que nous traversons et la façon dont elle a été gérée?

Il y a quelque chose de très surprenant dans une crise pareille, imprévue et imprévisible. Tous les gouvernements se sont débrouillés plus ou moins de la même façon, je n’ai pas de critique particulière à faire, mais je dirais que le conseil national de notre pays se débrouille plutôt bien, même s’il y a des manquements, évidemment. De manière plus profonde, je constate que la santé, qui est un bien public, avait été laissée en grande partie à des intérêts privés. La grande leçon, c’est que l’Europe et les États nationaux doivent absolument reprendre la main, se remettre au centre, réguler les marchés et préserver la santé comme un bien public inaliénable. On voit très bien le résultat de la privatisation de la santé aux États-Unis, où deux tiers des gens qui meurent sont précisément ceux ayant des difficultés à accéder à l’assurance maladie ou qui n’en ont pas.

Un constat que l’on peut étendre à d’autres domaines…

C’est vraiment la grande leçon, que l’on peut pour moi étendre aussi à la culture et l’éducation. Chez nous, le secteur de la culture vit actuellement des moments très difficiles, beaucoup de gens sans statut connaissent d’immenses problèmes. Il y en a même certains qui ont faim, des jeunes acteurs ou de jeunes actrices qui sont en difficulté parce que, simplement, les circonstances ont fait que le projet allait débuter, ils n’avaient pas encore signé leur contrat le 15 mars, et ils se retrouvent sans statut. Ou des gens dont le contrat à durée déterminée s’est arrêté. C’est une période très difficile. J’attends du gouvernement actuel ou futur qu’il fasse des choses au niveau de la gestion de la crise économique et sociale liée à la crise sanitaire, parce que là, il n’y a rien.

Président du cinéma Palace, Luc Dardenne croit en la grande solidarité des spectateurs.
Président du cinéma Palace, Luc Dardenne croit en la grande solidarité des spectateurs.© BELGAIMAGE

Il est d’ailleurs stupéfiant de constater que la culture, d’une façon générale, a été complètement oubliée des discours de sortie de crise…

Il n’y a pas un mot. Par exemple, Pierre-Yves Jeholet, le Ministre-Président de la Fédération Wallonie-Bruxelles publie une carte blanche (dans Le Soir du 4 mai, NDLR) où il nous rappelle -merci beaucoup, on espère bien qu’on n’est pas en Union soviétique- qu’on est libres au niveau des contenus etc., avant de ne parler que du résultat. « Il y aura du résultat. » La seule perspective qu’il ait pour dire « là, il y aura des aides, ici, il n’y en aura plus », c’est le critère de rentabilité. Je trouve cela inadmissible, il n’a jamais réfléchi à la culture qui est en lien avec l’émancipation et l’égalité des citoyens. Quand on voit les discours que l’on a pu entendre d’André Malraux, Jack Lang, Roger Lallemand ou même un libéral comme Philippe Monfils, c’est autre chose. Je ne connais pas Bénédicte Linard, la ministre de la Culture, mais ce qu’elle dit, c’est « on va concerter, on va concerter« . L’urgence est telle qu’on ne peut plus concerter, il s’agit de permettre à des gens de survivre. On sait bien qu’on ne va pas relancer les répétitions de théâtre ni les tournages demain. Ce n’est pas ce qu’on demande, on dit simplement: « que fait-on pour payer tous ces gens qui se retrouvent sans revenus? » Des revenus-passerelles existent, il y a du chômage économique, mais que fait-on de ceux qui n’y émargent pas? Et il y en a beaucoup. Pour moi, la seule chose que le Ministre-Président et la ministre de la Culture ont à faire, c’est s’adresser au fédéral, aux Affaires sociales, et dire que le statut d’artiste doit être étendu à tout le monde, dans tous les secteurs, en attendant de retrouver des conditions de travail normales dans la culture.

Vous parlez d’un hypothétique retour à la normale. Le cinéma est à l’arrêt depuis deux mois. Quelles seront, à vos yeux, les conséquences concrètes de cette situation, outre le volet social?

Les tournages ne pourront pas reprendre de sitôt, j’ai l’impression que l’on va vers le printemps 2021, sauf diminution drastique de la contagion. De toute façon, pour l’heure, les assurances refusent, donc on ne peut pas tourner. Recommencer dans des conditions difficiles de déconfinement pourrait provoquer un nouvel arrêt. Certaines choses seront finies entre-temps, mais pour lancer de nouveaux projets, ce sera au printemps prochain. Pour les salles, le problème est complexe, comme je peux le voir avec le Palace. La bonne nouvelle, c’est la grande solidarité des spectateurs. Sinon, le personnel est au chômage économique. Et la reprise dont on parle en septembre avec des conditions de crise sanitaire, c’est-à-dire 30% d’occupation des salles, des files à gérer, nettoyer les sièges etc., ça nous ferait environ sept équivalents temps-plein en plus du personnel pour gérer ça. C’est sûr qu’à 30%, financièrement, les salles sont perdantes. Et les distributeurs seront-ils intéressés? À 30%, ils vont vouloir rester plus longtemps, on ne pourra pas avoir de vrai rythme. Et si l’on pense à un cinéma comme l’Aventure, où il n’y a que de petites salles, comment va-t-il faire? Et par ailleurs, la question la plus importante, que l’on a posée, et à laquelle on n’a pas eu de réponse: est-ce que les aides, chômage économique et éventuellement rémunérations-passerelles pour ceux qui sont indépendants, s’arrêtent parce qu’on rouvre, même à 30%?

Beaucoup d’inquiétudes quant à la pérennité du secteur se sont exprimées, notamment au niveau du mécanisme du tax shelter. Quelles mesures peut-on envisager pour relancer la mécanique?

La leçon dont on parlait tout à l’heure concernant la santé comme bien public est à considérer aussi relativement à la culture. Ce dont nous venons de prendre conscience, pour ceux qui n’y croyaient pas encore vraiment, et qui pensaient que le privé pouvait permettre à la culture de se développer dans un pays démocratique, c’est que le rôle de l’État doit être remis en valeur. La subvention de la Commission du film, par exemple, qui tourne autour de dix millions, devrait être à vingt pour que l’on puisse continuer à faire du cinéma en Belgique et être un partenaire de coproduction attractif. Il faut que l’on ait beaucoup plus d’argent au niveau de l’État. Si j’étais ministre de la Culture, la priorité que je me fixerais, entre autres, serait de doubler tous les budgets de l’état concernant la culture, le théâtre, le cinéma, la musique, la peinture, les arts, la danse, l’aide aux auteurs et autrices dans la bande dessinée comme la littérature, il y a des choses à trouver. Maintenant, pour le tax shelter, on a enfin été écoutés, puisque Monsieur De Croo a accepté d’augmenter le plafond des sociétés pour nous permettre à nous, cinéma, et aux arts de la scène, de poursuivre nos activités dès la reprise que l’on espère le plus tôt possible. Il faut que l’on sorte du programme d’austérité que l’on s’est obstinés à poursuivre depuis dix ans, et que l’on puisse avoir des dépenses culturelles plus importantes, mais cela passera par le fédéral.

Luc Dardenne:
Luc Dardenne: « Si les gens regardent des films sur les plateformes, c’est en attendant de retourner au cinéma. »

Pensez-vous que la crise sanitaire aura des conséquences sur le cinéma sur le plan créatif également?

Au niveau de la crise du cinéma, je constate deux choses. La première concerne le mode de diffusion du cinéma. Par rapport à ceux qui soutiennent que les plateformes ont vu leur public augmenter de 10, 20 ou 30% et y voient la preuve qu’elles constituent l’avenir et que les salles sont finies, je serais beaucoup plus circonspect. La diffusion via les plateformes, avec un film partant de la plateforme pour aller dans les maisons correspond précisément à une société confinée, une société paranoïaque où personne ne sort, tout le monde a peur de tout le monde. Est-ce cette société-là que nous voulons? Non. Nous sommes des êtres sociaux, qui ont envie de sortir, de s’embrasser, de se serrer la main, de parler face à face, de boire un verre, peut-être d’aller au cinéma voir un film ensemble. C’est vraiment un choix de société qui est derrière la plateforme, qu’elle est en train d’essayer d’imposer, mais dont je crois qu’il est refusé. Faute de grives, on mange des merles, mais si les gens regardent sur des plateformes de streaming, c’est en attendant de retourner au cinéma. Je ne dis pas qu’elles n’ont pas d’avenir, mais elles ne vont pas supprimer le cinéma en salle. Quant à la création, je ne sais pas. J’ai reçu quelques films faits en confinement, mais ça reste très limité. Peut-être que dans les thèmes, ça jouera, c’est une expérience de vie qui peut amener quelque chose. Le cinéma réagit souvent assez vite aux données de la réalité.

Considérez-vous le Covid-19 comme une opportunité de repenser le monde, ou croyez-vous, comme le disait Michel Houellebecq récemment, que « nous ne nous réveillerons pas dans un nouveau monde, ce sera le même, en un peu pire« ?

Je serais moins pessimiste que Michel Houellebecq, mais pour cela, il faut qu’on ne remette pas les décisions à la classe politique mais qu’on le veuille nous également. Et que l’on se manifeste, en tant que société civile, pour dire non. Des articles scientifiques montrent qu’entre la potentialité d’une épidémie et la manière dont nous exploitons la planète, il y a des liens. Lutte contre l’exploitation de la planète, manière de gérer la production de la nourriture, de vraies questions se posent, elles doivent être prises en compte, et il faut qu’on soit dans la rue pour le dire. Même chose pour le rôle que l’État doit à nouveau jouer dans les questions économiques et sociales. Je pense que c’est une occasion de réfléchir et de ne pas repartir comme si de rien n’était. Ou alors, je ne comprends plus. La classe politique n’est pas la seule à devoir écouter, ça concerne aussi les grandes sociétés, les grands groupes financiers, qu’ils soient pharmaceutiques, automobiles ou dans l’énergie. Il faut reprendre en main la santé, la culture, l’éducation, réguler les marchés, sans perdre de vue l’objectif climatique. On en parle un peu moins, parce qu’à l’inverse du Covid-19, si c’est une urgence également, l’effet ne se voit pas. Malheureusement, on dirait que l’être humain a besoin d’être dans la catastrophe pour réfléchir à comment ne pas y retomber, tant qu’il n’y est pas, il pense que ça ira. Il a besoin de consolation en permanence, il ne pense pas que le drame peut arriver. Ça donne de l’espoir, mais c’est dangereux. Dans ce cas-ci, la peur est meilleure conseillère, comme l’a écrit le philosophe Hans Jonas dans Le Principe responsabilité. La peur a une valeur heuristique, elle permet de saisir des problèmes, des dangers qui approchent et nous concernent tous, elle n’est pas qu’un affect qui nous replie sur nous-mêmes et nous empêche d’aider notre prochain. Au contraire, il y a une peur qui nous permet de réfléchir collectivement et de prendre des décisions pour ne pas connaître des catastrophes.

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