Jamais contente: l’adolescence confrontée au complexe du homard

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Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

La justesse du Jamais contente d’Émilie Deleuze, adapté de Marie Desplechin, donne un coup de frais au film sur l’adolescence.

« La grandeur d’Aurore est déjà dans le roman. C’est comique parce que physiquement, elle est toute petite… Ce que j’appelle sa grandeur, c’est sa capacité au langage, à ne pas parler « à la manière de ». Elle ne s’exprime pas selon l’idée présupposée d’un adulte sur la syntaxe adolescente, mais d’une voix très personnelle, avec un vocabulaire très riche. Elle a conscience que les mots sont des outils, et même des armes, pour foutre la zone. Ça, c’est une vérité de son âge! » Émilie Deleuze a l’enthousiasme communicatif en présentant l’héroïne de son film, qui fut auparavant celle du Journal d’Aurore de Marie Desplechin (1). La réalisatrice est elle-même très impressionnée par ce pouvoir des mots, expédiés vers des adultes « qui eux ânonnent et sont hallucinés par la force de frappe, l’aberration parfois, de ce qu’elle leur lance, à s’en retrouver collés au mur! »

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Dans son adaptation, elle a voulu exprimer cette puissance verbale, tout en s’attachant à « montrer les adultes, qui étaient réduits à peu de chose dans le roman puisqu’il s’agit d’un journal intime, écrit à la première personne« . Son sens aigu de la relation entre mots et images, Émilie le tient peut-être de son père, le célèbre philosophe Gilles Deleuze, cinéphile fervent et auteur d’un passionnant diptyque, L’Image-Mouvement. Cinéma 1 et L’Image-Temps. Cinéma 2, paru au milieu des années 80 aux Éditions de Minuit. « C’est lui qui m’a procuré mes premières émotions cinématographiques, surtout la rencontredu cinéma fantastique des années 20, des films de Tod Browning et de Lon Chaney. Ce dernier représentait l’essence même de ce qu’est le monstre, se rappelle-t-elle, à la fois terrifiant et profondément humain car il n’est monstre que parce que la société le désigne comme tel…  »

Surtout ne rien rater!

Si Jamais contente restitue bien la prime adolescence, c’est parce qu’entre autres le temps des ados y est rendu sensible dans le découpage et le montage des séquences, et dans le rythme de chaque scène. « Si j’ai accepté de faire ce film, explique Émilie Deleuze, c’est aussi parce qu’il pouvait correspondre à ce que je ressens par rapport à la difficulté d’être adolescent, c’est-à-dire devoir vivre dans un temps spécifique, qui est tiraillé dans tous les sens. Vous êtes physiquement adulte, capable de procréer, mais ce corps d’adulte est assujetti par notre société à une nécessité -ou une obligation- de continuer à être enfant. Je sens que mon corps explose d’énergie, et de partout on dit à ce corps « Surtout, tu continues bien à être enfant! » Je comprends la colère d’Aurore, et je l’aime pour cette colère, car la seule solution qu’elle trouve, c’est de juger le monde adulte. Ce monde qui est aveugle puisqu’il la veut enfant alors qu’elle se sent sortie de l’enfance. Elle retourne sa logique contre un monde dont elle pense et ressent qu’il se trompe, à la base… Du coup, mises à part sa drôlerie et sa mauvaise foi, ça part d’un présupposé qui est pour moi très juste. »

« Aurore se sert des carcans de la vie -les notions de travail, d’obéissance, d’amour, etc.- en croyant les maîtriser, poursuit la réalisatrice, mais elle le fait dans une temporalité qui change tout le temps… » Émilie Deleuze se souvient bien de cette sensation d’étrangeté par rapport aux autres, par rapport à soi-même aussi. « Mais le plus difficile, se rappelle- t-elle, c’était de devoir choisir: je voulais vivre tout, être tout. Selon les moments, je voulais être prolo, bourgeoise ou aristocrate, lesbienne ou hétéro, punk ou BCBG. Avec cette nécessité de surtout ne rien rater! Il ne fallait pas que je choisisse, il fallait que j’expérimente… Mon impression est qu’Aurore est comme ça. » Choisir, il a bien fallu le faire pour le rôle principal du film. Léna Magnien, formidable à l’écran, est apparue à la suite d’un casting sauvage, « parce que je ne voulais pas voir débarquer les enfants d’agences -en général, ils sont dramatiques. N’ayant jamais joué, Léna a cru que jouer, c’était… surjouer. On répétait beaucoup, et ça ne fonctionnait pas. Alors j’ai eu un déclic et je lui ai juste demandé de penser au problème vécu par Aurore dans telle ou telle situation, d’essayer de se l’expliquer. Du coup, elle s’est mise à vivre devant la caméra, et à devenir Aurore. »

(1) ROMAN PARU EN TROIS TOMES À PARTIR DE 2006, PUIS EN BANDE DESSINÉE MISE EN IMAGES PAR AGNÈS MAUPRÉ, EN 2011. RENCONTRE Louis Danvers

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