Entretien complice avec les actrices de Duelles, Veerle Baetens et Anne Coesens
Veerle Baetens et Anne Coesens s’affrontent devant la caméra d’Olivier Masset-Depasse dans Duelles, thriller psychologique poussant deux mères aux dernières extrémités.
Troisième long métrage d’Olivier Masset-Depasse (lire son portrait) , le bien nommé Duelles orchestre la confrontation de deux femmes, voisines inséparables dont une tragédie familiale transforme l’amitié, inaltérable en apparence, en rivalité exacerbée, leurs golden sixties se muant dans la foulée en intemporel enfer. Pour camper Alice et Céline, ces deux mères de famille comme sorties d’un fantasme de cinéma, le réalisateur a posé un choix imparable, jetant son dévolu sur Veerle Baetens et Anne Coesens, la blonde et la brune, que l’on retrouve dans un hôtel bruxellois délestées de leurs artifices d’époque le temps d’un entretien complice.
Inspiré du roman Derrière la haine de Barbara Abel, Duelles en transpose donc l’intrigue au coeur des sixties, le film affirmant son héritage cinéphile en faisant converger l’esthétique de Douglas Sirk et celle d’Alfred Hitchcock -on a déjà vu pire comme « parrainage ». Pour autant, nulle entreprise fétichiste, soulignent de concert les deux comédiennes: « On a regardé des choses comme Mad Men ou Mulholland Drive de David Lynch, mais pas de Hitchcock ou de Douglas Sirk. On s’est beaucoup plus nourries du travail avec Olivier que de références », commence Anne Coesens. « Les vêtements étaient déjà des références, pas besoin de regarder des films, poursuit Veerle Baetens. Les corsets te poussent dans une direction où tu ne peux plus être toi-même, mais bien une femme des années 60. Travailler le corps a beaucoup aidé. » Et Anne Coesens d’enchaîner: « La contrainte du costume, du maintien, de ce que l’on pouvait laisser paraître, et les conventions voulant que beaucoup de choses soient plus retenues, m’ont aidée. Tout ce qui crée de la distance avec ce que l’on est s’avère toujours bienvenu, ça nous permet de composer et d’entrer dans un personnage plus facilement. » Accessoirement, la construction des personnages aura aussi permis à deux actrices qui ne se connaissaient pas de se rapprocher, alliées de circonstance lors d’essayages costumes « pas toujours faciles, relève Anne Coesens, parce qu’on est exposées aux regards, non pas comme si on était du bétail (chassez Hitchcock, et il revient au galop, NDLR) mais avec un côté où on est extrêmement fragiles. Avoir quelqu’un avec qui partager était vraiment très chouette. »
Stéréotype inversé et féminisme
Le contexte des années 60 est d’autant moins anodin que, non content d’en fissurer consciencieusement le vernis, Masset-Depasse en renverse l’un des stéréotypes, les hommes de Duelles étant surtout occupés à faire tapisserie, laissant le devant de la scène aux desperate housewives, un espace dans lequel Anne Coesens et Veerle Baetens ne se sont fait faute de s’engouffrer. « Ce qui était jouissif, c’est que non seulement les hommes sont ici les faire-valoir des femmes -on inverse les rôles et c’est très agréable-, mais que ce sont aussi deux personnages de femmes d’une grande complexité, relève la première. On ne les met pas dans des cases -la mère, la maman, la putain-, ce sont des personnages fouillés, plein de failles et de défauts. Et elles ont la place pour exprimer cette complexité. » « C’est une évolution très importante dans le cinéma, embraye la seconde. Et c’est bien que ce soit un homme qui ait écrit pour des femmes, comme déjà Illégal ou Cages d’ailleurs, qui étaient des rôles de femmes. Mais les hommes sachant écrire pour des femmes restent rares, et l’inverse aussi probablement, je ne suis pas sexiste. Combien de fois, à la lecture d’un scénario, ne m’arrive-t-il pas de me dire » je ne suis qu’un outil, je ne sers qu’à… » , c’est frustrant. Ça commence à changer, mais en même temps, j’ai envie d’émettre un pamphlet pour les femmes et de leur dire de se mettre à écrire, à réaliser. » Quant à voir dans Duelles un film féministe? « Il l’est dans le sens où il offre à deux femmes, deux comédiennes, deux magnifiques rôles, avec des hommes qui jouent leur faire-valoir et non l’inverse. Mais le propos n’est pas féministe: on est dans les années 60, où la femme était beaucoup plus femme au foyer, sous le joug de l’homme. On parle de l’instinct maternel, de la mère, de la femme, et ce sont deux femmes malgré tout très fortes, mais je ne dirais pas pour autant que c’est un film féministe », pondère Coesens.
Un film de femmes, bien, qui esquisse le portrait en miroir de ces deux personnages aux émotions et aux sentiments mouvants, l’harmonie s’estompant pour laisser la place à la culpabilité, à la paranoïa et au soupçon généralisé, environnement délétère propice à un thriller psychologique de haut vol. Masset-Depasse aime, de toute évidence, pousser ses protagonistes dans leurs derniers retranchements, ce qui correspond du reste probablement à un tropisme personnel – « si je ne fais pas un film où j’ai 80% de chances de me planter, autant ne pas le faire », dit-il. Et pour se pénétrer au mieux de leurs personnages et de leurs névroses, les deux comédiennes ont effectué un long travail en amont: « Olivier est exigeant, indique Veerle Baetens. Il parle d’abord à ses comédiens séparément, pour développer les personnages, d’où ils viennent et vers quoi ils tendent, c’est très cérébral. » Quant au travail sur la psychologie, chacune y est allée de sa méthode: « Pour moi, c’est un aller-retour permanent entre des choses psychologiques et des choses très concrètes, explique Anne Coesens. Je vais essayer de traduire une idée dans quelque chose de concret, que ce soit le costume, le maintien ou la couleur des cheveux. Si je ne peux pas me raccrocher à du concret, j’ai l’impression de rester dans des sphères trop intellectuelles, sans que ça passe à travers le corps. J’ai besoin de ces allers-retours. » « J’utilise toujours un peu la même méthode, relève pour sa part Veerle Baetens. Je construis mes personnages par rapport au scénario, et ensuite, je m’aide de théories psychologiques ou pseudo-psychologiques: la typologie des caractères de Jung, par exemple, mais aussi le test de Myers-Briggs. Et même l’astrologie, et d’autres trucs qui me permettent de cadrer un personnage. Le flou, on ne peut pas le jouer, il faut vraiment concrétiser les choses. C’est une recherche, qui te fournit des outils ne se trouvant pas forcément dans le scénario pour nourrir le rôle, mais ça peut venir aussi du metteur en scène. Je trouve important que ça reste un dialogue avec le réalisateur. »
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Tout le monde il est beau…
Star en Flandre, reconnue à l’international depuis Broken Circle Breakdown de Felix Van Groeningen, à l’affiche de diverses productions françaises, de Un début prometteur d’Emma Luchini à Des nouvelles de la planète Mars de Dominik Moll, Veerle Baetens n’avait par contre jamais tourné dans un film belge francophone. Duelles constitue donc une première à plus d’un titre, dont n’a eu qu’à se féliciter une comédienne se prêtant au jeu des différences entre cinéma francophone et néerlandophone. « J’y ai trouvé beaucoup plus de respect pour l’acteur, et ça, je crois que c’est l’héritage du cinéma français, sans vouloir aller trop loin là-dedans. En Flandre, il y a du respect, bien sûr, mais moins de codes envers les acteurs sur le plateau: le silence, le respect d’un endroit où on puisse se concentrer. Pour moi, la différence est là, à côté de celle entre un cinéma plutôt tourné vers la psychologie et la profondeur côté francophone, vers le thriller et l’entertainment côté flamand. Mais sinon, il n’y en a guère: ce qui est chouette, dans le cinéma belge, francophone comme néerlandophone, c’est le côté famille, simple, un peu scout, où on est tous ensemble, tout le monde aimant tout le monde. Il n’y a pas de hiérarchie. »
Jusqu’aux tendances de fond qui semblent d’ailleurs fluctuantes, les lignes étant à l’évidence en train de bouger, si l’on considère que les productions du nord du pays s’affirment de plus en plus sur le terrain de l’art et essai, postulat dont le succès de Girl apporte l’éloquente démonstration. Cela, alors que le paysage francophone belge, en plus d’incursions dans le cinéma de genre, s’entiche désormais, avec un temps de retard certes, de séries télévisées – La Trêve, par exemple, où brille Anne Coesens. « Il y a eu une part d’immobilisme chez nous, parce qu’on était fascinés par la France, observe cette dernière . Quand je suis sortie du conservatoire de Paris, si tu faisais de la télé, tu vendais ton âme au diable, alors que tu avais droit au respect si tu restais dans le théâtre et le cinéma. Les frontières se sont peu à peu atténuées quand, l’industrie tendant à fléchir, des comédiens connus au cinéma ont accepté de travailler pour la télé, qui est devenue plus respectable. Mais pendant longtemps, côté francophone, on a considéré que le cinéma, c’était bien, et que la télé était nulle. Depuis HBO, les séries, Netflix, les gens ont vu que ça ne tenait pas. Il se fait des choses extraordinaires à la télévision, parfois beaucoup plus transgressives et osées qu’au cinéma. » Encore qu’en la matière, leur Duelles au sommet se pose un peu là…
Thriller psychologique de Olivier Masset-Depasse. Avec Anne Coesens, Veerle Baetens, Arieh Worthalter. 1h33. Sortie: 24/04. ****
Installées avec mari et enfant dans des maisons jumelles d’un quartier résidentiel de la Belgique des sixties, Alice (Veerle Baetens) et Céline (Anne Coesens) sont les meilleures amies du monde, qu’unit une complicité en apparence indéfectible. Inséparables, ou c’est tout comme, à l’image de leurs fils, Théo et Maxime, que l’on jurerait frères. Jusqu’au jour où la mort accidentelle de l’un des garçons fait voler en éclats l’harmonie de façade, mettant leur amitié à l’épreuve de la tragédie, de leur instinct maternel et de leurs névroses respectives, entre culpabilité et paranoïa dévastatrices…
Adapté du roman Derrière la haine de Barbara Abel, Duelles, le troisième long métrage d’Olivier Masset-Depasse, traduit un changement de cap sensible dans le chef du cinéaste. À l’ancrage social d’ Illégal succède ainsi une incursion dans le cinéma de genre -un thriller psychologique ultra-référencé en l’occurrence. Et d’assumer aussi bien l’héritage d’Alfred Hitchcock (souligné par la partition musicale éminemment « hermannienne » de Frédéric Vercheval) que celui de Douglas Sirk, à qui l’on pourrait ajouter le David Lynch de Mulholland Drive, pas moins. S’il y a là, inévitablement, un petit côté exercice de style, encore celui-ci est-il brillamment exécuté: une scène, virtuose, suffit à Masset-Depasse pour poser un univers de faux-semblants, générant tout à la fois trouble et tension, lesquels ne se démentiront plus par la suite tandis que le film s’abandonne à la psyché perturbée de ses deux héroïnes. Portrait de femmes en miroir, Duelles adopte une ligne sinueuse, jouant de sentiments et émotions multiples, et osant, dans son écrin léché, magnifié encore par la photographie soyeuse d’Hichame Alaouie, un luxe de noirceur, jusqu’à son final, tout de raffinement cruel. Et génère, dans la foulée, un délicieux sentiment de malaise, à quoi Veerle Baetens et Anne Coesens, blonde hitchcockienne et brune opaque, apportent, dans des registres différents mais avec une même détermination, ce qu’il faut d’ambiguïté. Soit un film aussi bluffant que jouissif, mécanique implacable venue confirmer que le trop rare Olivier Masset-Depasse (trois longs métrages à peine en douze ans) compte bien parmi les talents les plus singuliers et les plus sûrs du cinéma belge…
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