Dans la grotte de Mattotti

Lorenzo Mattotti en plein travail dans la pièce centrale de son atelier parisien. © LORENZO MATTOTTI
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Auteur avec La Fameuse Invasion des ours en Sicile d’un premier long métrage d’animation esthétiquement somptueux, l’immense maître italien de la BD et de l’illustration Lorenzo Mattotti nous a ouvert en exclusivité la porte de son atelier parisien. Voyage au pays des merveilles.

C’est l’une des belles inventions de son premier long métrage animé, absente du conte de Dino Buzzati dont il est adapté: dans La Fameuse Invasion des ours en Sicile (lire notre critique par ailleurs), Lorenzo Mattotti imagine une grotte au coeur de laquelle se raconte toute l’histoire appelée à prendre vie devant nos yeux. « Cette grotte, explique l’auteur transalpin, je l’ai pensée comme un lieu de connivence entre le spectateur et le narrateur du film. C’est l’endroit où s’exprime l’amour du récit, de la transmission. Ça rajoute au plaisir de raconter des histoires, de les écouter, de les commenter et de les vivre. »

La grotte comme lieu sacré de la jubilation qu’il y a à (se) raconter des histoires, c’est au fond la définition même de l’atelier parisien dont Lorenzo Mattotti nous ouvre gracieusement la porte un matin d’octobre pour deux heures de visite et d’échanges privilégiés qui suspendent le temps. Niché au coeur du 10e arrondissement, entre la Porte Saint-Denis et la Gare du Nord, l’endroit n’est pas frappé d’un numéro de la rue de Paradis pour rien: c’est un havre édénique dégorgeant de beautés, une caverne d’Ali Baba aux mille et un trésors. « Je travaille ici depuis 2004. J’avais d’abord un studio, pas loin, rue des Petites Écuries. Puis j’ai trouvé ce grand espace. C’était beau parce que c’était tout vide. Tout blanc. »

Ce grand espace vide et blanc, l’artiste l’a reconfiguré à sa façon, le segmentant en différentes pièces modulables qui ont chacune leur vocation. L’entrée, qui déborde de caisses et de rouleaux de toutes les tailles, débouche sur un espace assez neutre dédié aux questions administratives. Dans le fond, à droite, s’ouvre une très vaste salle qui fait aussi office, le cas échéant, de pièce de vie. Sur le sol, des caisses et des rouleaux, encore, qui s’amoncèlent. « Il y a trois ou quatre expositions dédiées à mon travail qui se sont clôturées et donc les oeuvres qui me sont revenues traînent un peu partout. Je n’arrête pas de me dire qu’il faudrait que je range. Surtout que j’accroche parfois des toiles sur les murs pour y faire de la peinture. »

« De ce côté-ci, ce sont plutôt les archives. Il y a beaucoup d’originaux. Des sérigraphies, des reproductions, des gravures… » Mattotti ouvre et referme des tiroirs qui débordent de bijoux graphiques, puis désigne de la tête une espèce de petit bureau-bibliothèque à l’autre bout de l’atelier: « Là-bas, il y a plus ou moins tout ce que j’ai publié: bandes dessinées, couvertures de livres, catalogues, illustrations pour des revues comme le New Yorker. J’ai aussi conservé toutes sortes de croquis. Parfois je retourne fouiller dedans et je trouve des dessins que je peux développer pour quelque chose d’autre. Ça peut être un point de départ… »

En haut des étagères trône pêle-mêle une profusion de prix. « Ce sont les récompenses que j’ai reçues. Certaines sont là en plusieurs exemplaires, d’autres sont cassées. Il y en a qui me tiennent quand même vraiment à coeur. » On reconnaît notamment le prestigieux Eisner Award, en forme de globe, décroché à San Diego en 2003 pour son album Docteur Jekyll & Mister Hyde. « Oui, celui-là je l’aime bien (sourire). Il y a aussi le prix carré, là, il est un peu caché mais il est très important: c’est le Grand Prix de la Biennale d’illustration de Bratislava, c’est un peu le Cannes du genre, un très grand rendez-vous. Ils me l’ont donné, je ne m’y attendais pas. » Sur la gauche se bousculent des bouteilles de vin aux étiquettes dessinées par ses soins, sur lesquelles semble veiller un grand Pinocchio en bois, référence évidente au Pinocchio d’Enzo D’Alò, long métrage animé de 2013 dont Mattotti était le concepteur des décors et des personnages. « C’est quelqu’un qui travaille le bois qui a pensé à moi. Alors je l’ai mis là.  »

La rigueur d'un hiver qui menace son peuple de famine pousse le roi des ours à s'aventurer au pays des hommes.
La rigueur d’un hiver qui menace son peuple de famine pousse le roi des ours à s’aventurer au pays des hommes.

Comme une éponge

Avec son accent lombard particulièrement chantant, Lorenzo Mattotti déballe ses phrases comme un barde ses poèmes mélodieux, faisant rouler dans un gazouillis malicieux des mots qui semblent danser dans l’air. Il parle ainsi par exemple volontiers de la « rotondité » d’un personnage ou, plus improbable encore, de la « pittoricité » d’un paysage. Nous nous tenons désormais dans la pièce centrale de l’atelier. C’est là que le maître s’assied chaque jour pour dessiner. Sur la table s’étalent en fouillis plus ou moins organisé des boîtes et des boîtes débordant de crayons de toutes les couleurs, de pastels, de plumes ou de pinceaux, tandis que de hautes étagères délimitent encore cet espace de travail intime et quasi monacal d’où germent en panaches flamboyants des petits mondes en soi. « Ici, je garde précieusement tous mes cahiers. J’y jette tout de manière très libre, en dessins improvisés, pour faire sortir des choses hors de moi. J’aime le moment de l’improvisation totale. N’avoir qu’une page blanche et commencer à dessiner d’instinct, sans aucune contrainte. Sans idée préconçue. Parfois, un projet naît d’un dessin, mais le dessin n’est pas fait pour ça à la base. Il est totalement détaché de toute finalité. Ce matin, en arrivant, j’ai dessiné un clochard que j’ai vu dans la rue. Regarde… »

On feuillette quelques-uns de ces cahiers de toutes les tailles qui condensent plusieurs décennies de recherches buissonnières. « Ceux-ci, ce sont les cahiers de la ligne fragile. Ils sont tous à la plume. » Sur une page, entre deux esquisses de Mattotti, un petit dessin très pur de l’immense Moebius daté de 2007. « Pendant toute une période, on se voyait souvent pour dessiner ensemble. On échangeait beaucoup sur nos méthodes de travail. Il m’a glissé ceci en guise de souvenir. » Il replace le cahier sur l’étagère dédiée, à la gauche d’ouvrages plus théoriques relevant des arts visuels, mais aussi de nombreux bouquins de musique et de cinéma. Des livres sur Bob Dylan ou Leonard Cohen, d’autres sur Werner Herzog ou Michelangelo Antonioni. « J’aime lire des interviews de réalisateurs ou même des scénarios de longs métrages, les écrits de Truffaut, les pensées de Fellini… Mais aussi la biographie de certains musiciens. Pour mon plaisir personnel avant tout, mais à l’arrivée tout me nourrit. Je suis comme une éponge. »

Sur le mur d’en face s’alignent en longues rangées des CD qui s’amassent par ailleurs en piles branlantes un peu partout dans l’atelier. « Je travaille beaucoup en musique. Elle a énormément alimenté mon travail, surtout dans les années 80, à l’époque de Feux (le chef-d’oeuvre qui a imposé Mattotti au panthéon des grands noms de la bande dessinée, NDLR). C’était très important pour moi. Les albums les plus primitivistes de Peter Gabriel, par exemple, étaient de véritables sésames pour m’aider à rentrer dans mes propres histoires, à m’immerger dans des univers très particuliers. Ou On Land de Brian Eno, ce disque d’ambient qui fonctionnait au ralenti pour créer une atmosphère sombre et mystérieuse dont je me sentais très proche. J’ai aussi énormément écouté ce que Mickey Hart, le percussionniste du Grateful Dead, avait composé pour Apocalypse Now . Un tapis sonore qui recréait toute cette incroyable ambiance de jungle qui imprègne le film. »

Et l’auteur culte de Murmure, de Stigmate et du Bruit du givre de remonter le fil de ses souvenirs: « Avec mes frères, à l’adolescence, on avait une guitare électrique à la maison. Eux grattaient et moi je dessinais sur ce qu’ils jouaient. C’était la fin des années 60, l’âge d’or du rock. La musique produisait chez moi des images mentales très fortes. Depuis, j’ai toujours rêvé de travailler avec des musiciens. Ce que j’ai fini par faire, d’une certaine manière, avec Lou Reed. C’est Art Spiegelman qui nous avait mis en contact. Lou cherchait un illustrateur pour mettre en images son texte-hommage à Edgar Allan Poe, The Raven. Mon Jekyll & Hyde lui a tapé dans l’oeil, alors il m’a appelé. Tout simplement. Ça a été une collaboration très marquante pour moi. Et je pense que pour lui aussi. Il était très fier de ce livre. »

Danse avec les ours

Devant la bibliothèque pleine à craquer de bandes dessinées où s’entasse ce qu’il appelle « les historiques« , et où se mêlent aussi bien du Baru que du Tardi, du Chris Ware que du Nicolas de Crécy, où les carnets de Loustal et plusieurs Schuiten & Peeters côtoient de vieux Humanoïdes Associés, Mattotti évoque son enfance à Brescia et ses études d’architecture à Venise, sa passion pour le travail de Walter Molino et Lino Landolfi, son amour pour les histoires de Cesare Zavattini, sa découverte tardive de Tintin, sa rencontre avec Hugo Pratt, Alberto Breccia, José Muñoz et Carlos Sampayo, son amitié avec Igort et Jerry Kramsky. Puis il raconte comment Jean-Pierre Dionnet et Jean-Luc Fromental l’ont amené à publier dans Métal Hurlant, ses débuts à L’Écho des Savanes, son premier studio parisien dégotté grâce à l’aide de Jean-Louis Floch, son emménagement dans la Ville Lumière avec son épouse, qui y gère désormais la fameuse galerie Martel, la vie de famille… « Là je viens de terminer un calendrier. La publicité ne m’intéresse pas, je ne prends plus que des commandes qui me laissent de la liberté. Comme l’affiche de la Mostra de Venise encore cette année. J’aimerais être capable de faire de la bande dessinée avec cette liberté que je m’octroie parfois. Parce que je suis très torturé. Particulièrement quand je me lance dans une BD. J’ai peur qu’on sente trop les limites de mes possibilités dans l’objet terminé, que tout ce que j’ai dans la tête paraisse mort une fois figé sur le papier. Je suis toujours en quête de nouveauté. Ma crainte, c’est de ne pas avoir le temps de faire certaines choses, de ne pas avoir le courage de me confronter à tout ce que j’ai dans la tête. L’adaptation de Buzzati au cinéma, c’était justement pour moi la possibilité de changer de direction, d’essayer quelque chose de complètement différent. »

Sur le fond comme sur la forme, la magie occupe une place prépondérante dans La Fameuse Invasion des ours en Sicile.
Sur le fond comme sur la forme, la magie occupe une place prépondérante dans La Fameuse Invasion des ours en Sicile.

La Fameuse Invasion des ours en Sicile, donc, on y vient. « J’étais fasciné par l’idée de parler à un large public, de me remettre en question sur une grande oeuvre avec toute une équipe, loin du travail en solitaire. C’est un processus tellement lent, un film d’animation, tellement laborieux, ça apprend la patience. Six années, en tout! Chaque jour je me demandais si ça en valait la peine. J’ai beaucoup douté. Mais je sentais que c’était le bon projet. » De Dino Buzzati, Mattotti dit qu’il aime et connaît son travail depuis toujours. « Il m’a beaucoup influencé par ses histoires, sa façon de raconter, de créer des légendes, des mythologies, mais aussi par ses dessins, ses peintures. Il y avait dans La Fameuse Invasion , dans cette relation conflictuelle entre un père ours et son fils au pays des hommes, un potentiel spectaculaire évident pour un film pour enfants, une originalité, une richesse de fantaisie et d’aventures. Mais aussi un message profond lié à la mort, au pouvoir, à la relation de l’homme avec la nature. Beaucoup de sujets très contemporains. »

Sa hantise au moment d’embarquer dans l’aventure? Le piège de la standardisation de l’imaginaire. « Oui, j’ai le sentiment que le cinéma comme industrie forte crée des films très stéréotypés dans leur structure narrative mais aussi dans leur esthétique. Comme des recettes qu’il faudrait répéter jusqu’à la nausée. Les enfants sont bombardés d’images qui écrasent leur imaginaire. Parce qu’elles se ressemblent toutes. Ils intègrent des codes tacites qui se transforment en représentations immuables. Et après, ils sont incapables d’imaginer autre chose. Pire: je pense qu’ils en arrivent à avoir peur d’avoir un imaginaire différent des autres. Il y a un conformisme qui s’installe. C’est quelque chose de dangereux et de très violent, pour moi. Il faut sortir de l’académisme, faire voir aux enfants d’autres formes, d’autres possibles. Le bombardement d’images et la frénésie propres à certains films d’animation aujourd’hui laissent les enfants dans un état de confusion et d’hébétude assez inquiétant. Il faut créer des appels d’air, des invitations à s’interroger sur ce que l’on voit. Moi je voulais du jeu, de la douceur, de la danse. Alléger tout le temps. »

Une symphonie de couleurs

« Respiration » et « profondeur« : les deux grands mots d’ordre que Mattotti n’a cessé de marteler à ses collaborateurs durant l’élaboration du film vont dans le même sens. « Voilà, c’est ça. Donner le temps de regarder et de penser aux images. Et puis tendre vers un maximum de profondeur dans l’espace. Le cinéma permet ça. Le grand écran, c’est une fenêtre ouvrant sur tout un monde. Il faut inviter le spectateur à y rentrer. Comme dans une grotte, vraiment. C’est pour ça qu’à un moment, on a tenté de faire le film en 3D. On a passé un an là-dessus, à essayer. Ça donnait des choses très intéressantes, mais on s’est aperçu que ça allait coûter beaucoup trop cher. Toutes ces recherches n’ont pas été inutiles pour autant. Elles nous ont aidés à réfléchir sur le mouvement, à trouver les décors, une certaine stabilisation esthétique, à définir la forme des ours, très volumétrique. À l’arrivée, je suis content qu’on soit restés sur la 2D. Le dessin amène quelque chose de plus poétique et hors du temps. Comme l’histoire du film, qui relève d’une époque inconnue, inventée. Dans sa lumière, sa matière, le résultat me fait penser à certains classiques animés impossibles à dater. Et ça me plaît beaucoup. Je voudrais que plus tard, quand on regardera le film, on ne puisse pas dire avec exactitude quand il a été fait. C’est pour ça aussi que, pour certains détails, je suis carrément retourné vers la peinture de la Renaissance. »

À la croisée des genres et des inspirations, La Fameuse Invasion des ours en Sicile puise également sa force et sa spécificité expressives dans cette flamboyance de couleurs qui est la marque de fabrique du travail de Lorenzo Mattotti, chez qui le rouge évoque la puissance du feu, le jaune la brûlure incandescente du soleil… « Mais j’ai aussi une fascination pour le noir et blanc, c’est une autre facette de ma personnalité. Ma première véritable expérience en animation, un segment du film Peur(s) du noir, était d’ailleurs en noir et blanc. Pour moi, c’est comme une version dénudée d’une chanson, au piano, ça peut être très beau. Mais on peut aussi choisir de la développer sous forme de symphonie. Les couleurs, c’est le grand orchestre, avec les cuivres, les cordes, les vents… Qui doivent s’accorder, jouer l’harmonie ou bien le contraste. Elles donnent de l’énergie positive, de la joie, de la force au spectateur. Je viens de voir le trailer de La Reine des neiges 2: ça m’a miné, un peu. Ils n’utilisent que des couleurs métalliques, froides, acides. Alors oui, OK, il y a l’idée du froid, de la neige, là-dedans. Mais il y a un incendie à un moment et il est violet-fuchsia. Quelle tristesse! Quelles couleurs de merde! C’est technique, informatique. Comme si on voulait nous donner une idée virtuelle de la réalité. Ces images ont l’air malade. Je déteste ça. Quand je vois la plupart des films d’animation qui se font aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’on a peur des couleurs. On a peur d’être trop esthétisants. C’est une connerie totale. Il suffit de penser aux couleurs vives de La Planète sauvage de René Laloux. Et Yellow Submarine! C’est pop, c’est chaud, c’est libre, c’est vivant. C’est bourré d’idées graphiques extraordinaires. Moi c’est ça que je veux voir. Soyons esthétisants, surtout! »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content