Cannes titanisé, mais encore…: le bilan
Au-delà de la Palme d’or controversée à Titane de Julia Ducournau, la deuxième à peine remportée par une femme, le 74e festival de Cannes a salué une nouvelle génération de cinéastes. Bilan, interview et coups de coeur.
Un pataquès dans le chef de Spike Lee, le président du jury, et un soupçon de provoc avec la Palme d’or octroyée à Titane de Julia Ducournau: le 74e festival de Cannes se sera achevé dans une certaine confusion. Comme si la cérémonie de clôture et le palmarès ne pouvaient que prolonger l’impression quelque peu chaotique laissée par la manifestation. À circonstances exceptionnelles, édition hors norme il est vrai, et Thierry Frémaux, le délégué général du festival, n’était pas peu fier de pouvoir annoncer, en prélude à la projection, au premier jour, de The Story of Film: A New Generation de Mark Cousins: « We made it! We’re in Cannes! » Et tant pis si les conditions n’étaient pas optimales, même si l’on ne questionnera pas ici le bien-fondé de mesures sanitaires sans précédent, arsenal dont la cohérence n’était cependant pas le maître-mot. Une confusion relative ayant déteint sur la sélection, l’augmentation du nombre de films en compétition (24 contre 20 en général) et l’appoint de deux nouvelles sections, Cannes Première et Cinéma & Climat, n’ayant guère contribué à la lisibilité du programme, ni atténué un sentiment de déconnexion…
La Palme gore va à…
Alors, Titane, Palme choc ou Palme flop? Palme gore en tout cas (lire aussi notre critique), dont il n’est pas certain que l’onde se prolongera bien au-delà du scandale qu’elle a pu susciter, même s’il appartiendra, en définitive, au temps de trancher. Julia Ducournau y retrace, en substance, l’équipée d’une tueuse en série s’accouplant avec une voiture, avant d’adopter, automutilation à l’appui, l’identité d’un garçon disparu depuis dix ans pour s’inviter dans la vie de son père, un pompier sous stéroïdes. Scénario hautement improbable, trouvant à l’écran une expression ne l’étant guère moins, glissant de l’hommage en forme de parodie à quelques classiques du cinéma de genre, Christine de John Carpenter et Crash de David Cronenberg en tête, à un questionnement sur le genre, passé à la moulinette trash. Si l’on s’incline devant la radicalité d’un film osant pousser tous les curseurs à fond, le n’importe quoi n’est jamais bien loin et la réalisatrice s’y vautre à l’occasion.
Difficile en tout état de cause de ne pas considérer que Julia Ducournau cochait quelques cases, ne lui en déplaise, que ce soit par la thématique transgenre d’une oeuvre assurément ancrée dans son époque, ou par sa qualité de femme cinéaste. L’Histoire retiendra donc qu’elle est la deuxième réalisatrice à peine à obtenir la consécration suprême, 28 ans après Jane Campion pour La Leçon de piano. D’autres auraient pu y prétendre avant elle: Naomi Kawase avec Still the Water ou Céline Sciamma avec Portrait de la jeune fille en feu par exemple, espoirs déçus cependant, ainsi va la marche du cinéma.
Le couronnement de Julia Ducournau est-il pour autant synonyme d’une féminisation accrue du festival? Voire: les amateurs de statistiques relèveront qu’elles n’étaient jamais que quatre réalisatrices à concourir pour la Palme d’or (la future lauréate trouvant à ses côtés Catherine Corsini pour La Fracture, Mia Hansen-Løve avec Bergman Island et Ildikó Enyedi pour L’Histoire de ma femme), rejointes toutefois par de nombreuses autres, sélectionnées dans les sections parallèles. Avec, pour corollaire, la Caméra d’or octroyée à la Croate Antoneta Alamat Kusijanovic pour Murina, présenté à la Quinzaine, et le prix Un Certain Regard décerné à Kira Kovalenko pour Les Poings desserrés. La cinéaste russe y retrace, dans une bourgade perdue d’Ossétie du Nord, l’âpre combat d’une jeune fille pour se libérer du carcan que lui imposent famille et société. Un récit au féminin pour un festival n’en ayant point été avare: jeunes Kosovares tentant de se soustraire à l’ennui de leur village dans La Colline où rugissent les lionnes, de Luàna Bajrami, comédienne passée derrière la caméra au même titre que Sandrine Kiberlain, Noémie Merlant ou Charlotte Gainsbourg; anonymes employées par des entreprises de nettoyage dans Ouistreham, adaptation par Emmanuel Carrère du Quai de Ouistreham de Florence Aubenas; agente de sécurité commise à la garde d’une star fatiguée dans Robuste de Constance Meyer…
Ou, en compétition, Julie (en 12 chapitres), lumineux portrait d’une jeune femme d’aujourd’hui que signe Joachim Trier; Lingui, de Mahamat-Saleh Haroun, retraçant le combat d’une mère pour faire avorter sa fille malgré l’interdit religieux et sociétal au Tchad; Memoria, d’Apichatpong Weerasethakul, expédiant Tilda Swinton en Colombie pour une rêverie dans les replis de la mémoire; Hytti n°6, du Finlandais Juho Kuosmanen, road-movie ferroviaire dont l’héroïne apprend à se réinventer entre Moscou et Mourmansk… Mia Hansen-Løve confronte pour sa part une scénariste à une panne d’inspiration dans Bergman Island, tandis que Ryusuke Hamaguchi révèle une conductrice et un dramaturge à la lumière de Tchekhov dans Drive My Car, un autre film sur la création. Quant à Virginie Efira, elle donne vie à la nonne sacrilège Benedetta devant la caméra de Paul Verhoeven, tandis que Bruno Dumont croque Léa Seydoux en journaliste mondaine et ambitieuse dans France… Jusqu’à Jacques Audiard, dont le regard, réputé machiste, semble se féminiser quelque peu dans les histoires d’amour de Les Olympiades, coécrit par Léa Mysius et Céline Sciamma, ceci expliquant sans doute cela…
Coup de jeune
Une tendance que traduit par contre sans conteste la Palme d’or de Julia Ducournau est celle à un rajeunissement des cadres. La cinéaste n’affiche jamais que 37 printemps au compteur, et à sa suite, Cannes prend un sérieux coup de jeune, éloquemment reflété par le palmarès. À l’exception d’Asghar Farhadi, Grand Prix pour Un héros, et Apichatpong Weerasethakul, Prix du jury pour Memoria, on ne trouve là que des nouveaux venus en effet: le Finlandais Juho Kuosmanen, qui partage le Grand Prix pour Hytti n°6, l’Israélien Nadav Lapid, Prix du jury ex-aequo avec Le Genou d’Ahed, ou le Japonais Ryusuke Hamaguchi, prix du Scénario pour Drive My Car, Joachim Trier (Julie (en 12 chapitres)) étant récompensé par l’intermédiaire de sa comédienne, Renate Reinsve, tandis que Justin Kurzel (Nitram) l’est par Caleb Landry Jones interposé. Et si Leos Carax, qui complète le tableau d’honneur, n’est pas précisément un cinéaste en devenir, le prix de la mise en scène à Annette récompense aussi l’imagination et l’audace les plus débridées, avec le vent de fraîcheur qui les porte. Le film raconte par ailleurs en musique une fracture, intime, et c’est là l’un des motifs récurrents du festival, encore à l’oeuvre dans Les Intranquilles de Joachim Lafosse, Flag Day de Sean Penn, Tre Piani de Nanni Moretti, Tout s’est bien passé de François Ozon ou La Fracture de Catherine Corsini, où elle prend également un tour social. Nabil Ayouch y ajoutait de son côté une dimension générationnelle, le hip-hop y servant de puissant révélateur des frustrations et aspirations de jeunes de Casablanca et au-delà. Curieusement pourtant, son vibrant Haut et fort n’aura pas eu l’oreille du jury, encore titanisé peut-être…
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