Adèle Haenel: « il faut être taré pour dire non aux Dardenne! »

Adèle Haenel, à l'instinct © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

La jeune Adèle Haenel intègre l’univers des Dardenne avec une belle justesse, au prix d’un mélange optimal et d’instinct.

Nous l’avions quittée en garçonne agressive des Combattants, le premier film fulgurant de Thomas Cailley. Ce rôle de Madeleine lui avait valu, à 26 ans, le César de la meilleure actrice. Son deuxième déjà, puisque l’émouvant Suzanne de Katel Quillévéré l’avait déjà consacrée meilleur second rôle… Adèle Haenel a cette fois relevé le défi de porter le nouveau film des Dardenne, La Fille inconnue. Si le choix des frères de placer Marion Cotillard en tête d’affiche de Deux jours, une nuit n’a pas fait l’unanimité, celui de confier le personnage de Jenny Davin à Haenel s’impose sans contestation possible. Non seulement parce qu’elle est, potentiellement, bien meilleure comédienne. Mais aussi et peut-être surtout, parce qu’elle relève ce qui est un authentique défi avec un peu banal instinct, et un travail dont l’intensité répond à l’exigence des cinéastes liégeois. « Le fait que ce soit eux me suffisait, avant même de lire le scénario, explique la jeune actrice, faudrait être taré pour ne pas dire oui! C’est une occasion de dingue de pouvoir travailler pour des réalisateurs qui marquent l’histoire du cinéma de manière si spéciale. Et dont le travail avec les acteurs est tellement passionnant. C’est vraiment très spécifique. Je me dis: « Putain, si je ne les avais pas rencontrés je n’aurais jamais pu travailler comme ça! » » Et de relever, chez les Dardenne, « la précision extrême, une biomécanique, une symbiose entre la caméra et le jeu, comme un ballet qui se met en place« .

Adèle reste marquée par les lieux de tournage à Seraing, « ce cadre misérable, qui rappelle que c’est ça, la vie de beaucoup de gens, c’est d’autant plus terrible que ce n’est jamais abstrait. Quand on est là-dedans, on ressent, on voit, on sait… » Elle a vibré à cette dimension du film qui questionne la société, le « vivre-ensemble » de plus en plus menacé, sans fard ni correction politique. « Le désespoir vient des difficultés matérielles, commente Haenel, mais aussi du mépris des gens et surtout des classes populaires qu’affichent les tenants du système capitaliste. « Consomme des trucs pourris! Mange de la merde! Ne réfléchis surtout pas à ta vie, remplis-nous juste les poches! » La montée du populisme, le sursaut identitaire, se nourrissent de ça. Ceux qui le professent valorisent toutes ces victimes du mépris culturel et social en leur désignant comme ennemi des gens qu’ils peuvent à leur tour mépriser: les Arabes… Ou alors les pédés. C’est jouer sur la fierté des gens, mais de manière minable! »

Réveil de conscience

Pour le rôle de Jenny, Adèle Haenel s’est, littéralement, redimensionnée. Autant Les Combattants la voyait se dresser, carrure large et tête bien droite sur un corps tendu vers le haut, autant elle se fait menue, épaules en dedans, pour La Fille inconnue… « Je ne suis pas une adepte de la psychologie, de cette espèce de boîte noire qui convertirait, dans la tête, quelqu’un en quelqu’un d’autre, commente la comédienne. C’est au niveau du corps que ça se passe pour moi. Le corps parle de l’histoire de quelqu’un, de son rapport au monde, bien plus simplement, de manière bien plus directe. La démarche est, peut-être bizarrement, moins consciente. Le fait, dans le film des Dardenne, de ralentir tous mes gestes, de les rapetisser alors que dans Les Combattants je prenais un objet et je le balançais carrément, exprime un autre rapport au monde. Là, c’était une énergie de collision. « Je veux de la place pour vivre, ok? » Ici c’est moins individualiste, c’est tourné vers les autres, comme si on disait: « Je ne m’arrête pas à moi-même, je ne suis pas que dans les frontières de mon corps, la vie des autres est une part de la mienne »… La façon dont on bouge dit tout! Pas besoin de formuler. »

Sur son travail, Adèle ne fait pas mystère. Elle ne se prend pas la tête: « Des idées, j’en ai une ou deux par film, et c’est tout! Celle que m’a donnée la lecture du scénario de La Fille inconnue, c’est ce calme dans les attitudes, aller au bout des gestes. Ouvrir mon sac, y prendre quelque chose, refermer le sac. C’était l’idée guide. Parce que c’est un personnage qui écoute. Aussi je voulais faire quelqu’un qui vit comme un réveil de sa conscience. C’était le centre du truc. Dans Les Combattants, il y avait la colère, s’exprimant avec une certaine forme de violence. Moi je me disais alors qu’il ne fallait pas tomber dans la caricature, faire l’excitée de service. Cette colère devait être ancrée, dans l’amour, dans la revendication politique, dans notre positionnement vis-à-vis du monde. »

Avec les Dardenne, peu de choses soulignées, non plus, hormis « certains éléments symboliques révélant si c’est le médecin ou l’humain qui agit, dans le même personnage, comme le fait de s’attacher ou non les cheveux. Le reste n’était pas explicite, mais peut-être n’ai-je pas tout suivi…« , concède une actrice qui revendique sa priorité absolue à l’instinct, son refus d’intellectualiser. L’enchaînement de films forts et significatifs a placé la barre très haut pour Haenel, qui espère « rester vivante, ne pas être cryogénisée par les choses que j’ai déjà faites, continuer à tourner des films où je ne comprends pas forcément ce que je fais. Avec de belles choses dedans… » Gageons que son duo dans Orpheline, avec l’autre Adèle du jeune cinéma français, Exarchopoulos, vaudra d’être vu, au printemps prochain!

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