La face cachée du Cirque du Soleil

Corteo: du grand spectacle dans une atmosphère rétro, à la Fellini. © CIRQUE DU SOLEIL
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Lors de sa tournée européenne, Corteo était à Milan, avant d’arriver à Bruxelles. L’occasion de plonger dans la face cachée du Cirque du Soleil, toujours aussi spectaculaire.

Tout est tellement bien organisé! Sur les tables de la cantine installée dans les loges du Mediolanum Forum, une salle multifonctionnelle d’une capacité maximale de 12.700 places située à Assago, dans la banlieue de Milan, il y a des affichettes dans des présentoirs en plastique. Y sont dispensées aux convives quelques informations: qui dans la troupe fête son anniversaire cette semaine, les dispositions à prendre pour le changement de ville et l’annonce qu’en ce 2 octobre, l’équipe de Corteo aura la chance d’accueillir le géniteur du show, Daniele Finzi Pasca.

En effet, le voilà, bouclettes grises, petites lunettes et barbe soignée. Il apostrophe en italien le clown Mauro, qu’il aperçoit de l’autre côté de la scène – « Mais dis donc, tu as vachement maigri! » – avant de lui donner l’accolade. « Je viens de temps en temps voir le spectacle, confie-t-il. C’était l’occasion puisque je n’habite pas très loin, à Lugano. » En 1986, cet acteur et metteur en scène suisse a créé sa propre compagnie, de théâtre plutôt expérimental, Teatro Sunil. Les têtes chercheuses du Cirque du Soleil l’ont repéré grâce à Icaro, un « monologue pour un seul spectateur ». « C’est comme un cinéaste qui est invité à travailler pour un grand studio: vous devez passer d’une mesure à une autre, sans vous perdre. » Depuis Corteo, Daniele Finzi Pasca a notamment mis en scène la cérémonie de clôture des Jeux olympiques d’hiver à Turin en 2006, plusieurs opéras, et un deuxième spectacle pour le Soleil, Luzia, en 2016.

Au pied de la scène où des voltigeuses répètent le numéro où elles sont suspendues à trois lustres géants garnis de milliers de pendeloques, Daniele Finzi Pasca détaille l’idée de départ de Corteo, créé en 2005: les funérailles du clown Mauro, ou plutôt le rêve du clown de ses propres funérailles, dans une ambiance rétro qui rappelle Fellini et sa Strada (1954) et même, par certains aspects, Freaks de Tod Browning (1932). « Toute la famille et ses amis du cirque viennent le saluer. Comme dans toutes funérailles, il y a un cortège, corteo en italien. C’est ce qui explique que nous avons utilisé un dispositif bifrontral, avec des gradins des deux côtés de la scène. Parmi les personnages, je rêvais d’avoir des lilliputiens et un géant. Et ça a été possible. Travailler avec le Cirque du Soleil, ça signifie que vous disposez d’un département de casting qui vous trouve exactement ce que vous voulez. » Et quand on parle du loup arrive la minuscule Natalia Avraimova qui, ce soir pendant le show, voyagera au-dessus du public, portée par d’énormes ballons gonflés à l’hélium, avant de donner une version déjantée de Roméo et Juliette en castelet avec son compagnon tout aussi minuscule, Shamil Galeev.

En livrant la genèse de Corteo, Daniele Finzi Pasca vient de résumer la stratégie artistique du Cirque du Soleil, le trait de génie qui a propulsé un groupe de jeunes bateleurs québécois dans le business international, qui a transformé les numéros circassiens en industrie. Au Soleil, on n’est pas bottom-up, on est résolument top-down. En haut, on a un rêve et on le réalise avec ceux qui sont en bas.

Daniele Finzi Pasca (ici avec Natalia Avraimova), concepteur du show, rêvait de personnages lilliputiens.
Daniele Finzi Pasca (ici avec Natalia Avraimova), concepteur du show, rêvait de personnages lilliputiens.© JEREMY DUBART

Méconnaissables

Pour concrétiser les visions de ses concepteurs, le Cirque du Soleil peut déployer ses tentacules tout autour de la planète pour engager les meilleurs, les plus virtuoses, les plus rapides, les plus incroyables, afin de garantir un show époustouflant. Depuis l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux, la tâche est encore plus facile pour les dépisteurs de talents. Ainsi, Eve Willems, la Belge du spectacle, une des musiciennes figurant dans les mini-fosses aux quatre coins de la scène, a passé son audition à distance. « Des amis ont appris sur Facebook que le Cirque du Soleil cherchait un guitariste-accordéonniste, raconte la jeune femme originaire de Chaudfontaine tout en accordant ses instruments, et ils ont tout de suite pensé à moi. J’ai reçu un dossier avec des partitions, des fichiers audio. Il fallait apprendre les morceaux du spectacle, se filmer en train de les jouer et envoyer ces vidéos. »

Dans le dossier Corteo du site du Cirque du Soleil, on ne trouve pas le nom d’Eve Willems. Y figurent seulement les numéros et les noms des personnages. L’identité de ceux qui incarnent ces personnages n’a pas d’importance. Sur Internet, le Loyal siffleur, qui se distingue notamment dans le spectacle par un duel musical avec un violoniste, est Noir; dans la version milanaise, il est Blanc. Peu importe. D’ailleurs, dans les shows du Soleil, les artistes sont souvent méconnaissables, le visage caché par une cagoule, un masque ou un épais maquillage. Un make-up que les artistes doivent d’ailleurs apprendre à réaliser eux-mêmes, de manière autonome, lors de leur formation à Montréal. « Au début, ça me prenait deux heures, se souvient Eve Willems. Aujourd’hui, mon record, c’est quinze minutes. Il y a à peu près 25 étapes dans mon maquillage. Et encore, il a l’air assez simple quand on compare avec d’autres spectacles où il faut se transformer en animaux, en créatures fantastiques. »

Le Cirque du Soleil engage les meilleurs, les plus virtuoses, les plus rapides, les plus incroyables.

Dans cette perspective, on pourrait comparer les spectacles du Cirque du Soleil à ceux de Disney On Ice. Le public ne vient pas y voir des stars du patinage artistique, mais un show avec Mickey, Cendrillon ou Elsa de la Reine des Neiges. Un peu, aussi, comme dans la commedia dell’arte, où l’on applaudit Arlequin et Brighella, le Capitaine et Pantalone, sans se soucier de qui joue derrière le masque. Ce n’est sans doute pas un hasard si le Belgo-Italien Franco Dragone, qui a fait les beaux jours du Soleil pendant douze ans et lui a donné une renommée internationale, a été repéré alors qu’il donnait des ateliers de commedia à l’Ecole nationale de cirque de Montréal.

Conséquence fondamentale de cette « dépersonnalisation »: contrairement à la plupart des cirques constitués au moins d’un noyau dur d’artistes, autour d’une famille ou d’un groupe d’amis, le Cirque du Soleil est multipliable à l’infini. Aujourd’hui, la compagnie emploie plus de 5.000 personnes, dont 1.300 (circassiens de formation ou athlètes reconvertis) figurent sous les projecteurs, dans 18 spectacles simultanés. Fait significatif: Corteo, comme d’autres shows, se passe désormais de chapiteau. La version « arena » intègre des structures existantes, comme Forest National lors de son passage à Bruxelles, pour plus de légèreté et de mobilité. En trois jours seulement, le spectacle peut déménager d’une ville à l’autre.

« On pourrait comparer le Cirque du Soleil à une chaîne mondiale de jouets, tente Catherine Magis, patronne de l’Espace Catastrophe, à Bruxelles, une ancienne circassienne passée par l’Ecole nationale de cirque de Montréal (grand vivier pour le Soleil). Ils sont très à l’écoute de ce que les gens attendent et ils offrent des spectacles très accessibles – si on excepte le prix – et qui permettent de passer un bon moment. Comme c’est mondial, c’est prévu pour plaire à tous les publics, autant aux Japonais qu’aux Allemands. Nous, à l’Espace Catastrophe, on est plutôt le magasin de jouets artisanal, qui fonctionne en circuit assez court, mais avec les mêmes envies de rencontrer un public très large. On travaille avec des artistes qui arrivent à sortir des petits bijoux avec peu de moyens. » L’Espace Catastrophe vient, par exemple, de produire la pépite 125 BPM, un duo à la roue Cyr d’une heure qui ne pourrait être interprété que par ses créateurs, Jean-Baptiste André & Robin Leo.

Les lits-trampolines, une trouvaille du Soleil.
Les lits-trampolines, une trouvaille du Soleil.© Lucas Saporiti

Numéros

Sur Internet, le nom des performeurs de Corteo, interchangeables, est absent, mais celui des concepteurs est bien là. Et en premier lieu, avant Daniele Finzi Pasca, il y a Guy Laliberté, mentionné en tant que « fondateur et guide créatif ». C’est lui qui a créé la compagnie avec quelques amis artistes de rue, en 1984, à Baie-Saint-Paul, au bord du Saint-Laurent. C’est lui qui a embauché Franco Dragone. C’est lui le visage de cette success story circassienne. C’est lui aussi qui détenait la majorité des parts de la multinationale. Après un épisode, en 2008, où 20% ont été cédés à deux firmes de Dubaï, le fondateur n’en possède plus que 10% depuis 2015. Désormais, 60% appartiennent au fonds d’investissement américain TPG Capital, 20% au groupe chinois Fosun (qui vient de racheter Thomas Cook) et les derniers 10% à la Caisse de dépôt et placement du Québec. Outre ses activités de « guide créatif », Guy Laliberté s’est distingué dans les médias en tant que touriste de l’espace (une escapade en Soyouz en 2009, tarifée à 35 millions de dollars US), en tant que joueur de poker (un des plus gros perdants au jeu en ligne, avec un déficit estimé à 25 millions de dollars) et en tant que propriétaire d’un atoll en Polynésie française, qu’il est possible de louer pour 900.000 euros la semaine. Il est même devenu actionnaire de la station de ski Le Massif, appartenant à Daniel Gauthier, cofondateur du Soleil. Vous avez dit american dream?

Mais quelles que soient les activités actuelles de ses fondateurs et les pays détenant les capitaux de l’entreprise, le Cirque du Soleil continue imperturbablement son chemin, attirant toujours un public certain de s’en mettre plein les mirettes. Si ça marche, c’est parce que ses productions sont construites autour d’une recette éprouvée depuis longtemps: la succession de numéros. « C’est du cirque traditionnel bien customisé et bien marketé, assène Catherine Magis. C’est un enchaînement de numéros qu’ils dénichent partout dans le monde ou qu’ils produisent eux-mêmes. » Cette suite de numéros s’habillera différemment selon les spectacles, en suivant des thèmes divers qui servent de fil rouge. Pour Corteo, la mise en abyme consistant à mettre en scène… des artistes de cirque était particulièrement astucieuse. Il y en a dans les méninges des concepteurs du Soleil! L’astre québéco-americano-chinois n’a pas fini de briller.

Corteo: à Forest National, du 21 au 24 novembre. www.cirquedusoleil.com

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