Critique scènes: Paroles de la réserve
Dans Appellation sauvage contrôlée, Hélène Collin se fait porte-voix de membres de la Nation Atikamekw, un des peuples autochtones du Canada, et dévoile une autre façon de voir le monde, dont nous avons tout à apprendre. Bouleversant.
Automne 2021. Le 18 octobre, Justin Trudeau, Premier ministre du Canada, se rend – pour une visite relativement tardive – à Kamloops, en Colombie britannique, là où ont été découvert cinq mois plus tôt les restes de 215 enfants amérindiens, victimes du système des pensionnats : pendant des décennies, des dizaines de milliers d’enfants autochtones ont été séparés de force de leurs parents et placés dans des instituts catholiques de leurs 7 à leurs 16 ans, avec l’interdiction de parler leur langue et d’évoquer leur culture. En ce même automne, la plateforme Disney diffuse Reservation Dogs, une série FX « écrite, réalisée et jouée entièrement par des Amérindiens » qui a certes le mérite de briser une certaine invisibilité des peuples autochtones, mais dont les jeunes héros sont, au vu des premiers épisodes, des voleurs en herbe qui passent plus de temps à zoner qu’à l’école. Un automne, aussi, où des chefs d’États réunis à Glasgow suent pour trouver des pistes de sortie de nos logiques avides inextricables.
> Lire à ce sujet notre interview d’Hélène Collin.
C’est dans ce contexte chargé qu’Hélène Collin déboule, après dix ans de travail, avec son spectacle Appellation sauvage contrôlée, sur la scène du Rideau, pour un condensé de son expérience et de ses rencontres dans une réserve de la Nation Atikamekw, au Québec. Sur ce pitch, on entend déjà poindre les reproches d’appropriation. Mais, là où un Mohamed El Khatib aurait sans doute fait monter ses témoins sur scène, c’est vraiment, intensément, en porteuse de parole qu’Hélène Collin se profile. Sous la houlette bienveillante de Jacques Newashish, artiste Atikamekw dramaturge du spectacle, elle donne à entendre, mêlés à son propre vécu, les mots récoltés. Soit par l’intermédiaire de la vidéo – dans l’intervention plus que poignante de Marcel Petiquay, ancien pensionnaire, victime d’abus sexuels, expliquant notamment qu’à force de voir des westerns où les Indiens étaient tout le temps vaincus, « personne ne voulait être des Indiens, on voulait être les cow-boys, les gagnants » – soit grâce au théâtre verbatim où, casque sur les oreilles, elle reproduit fidèlement, accents et hésitations compris, la conversation, dans une performance troublante où le corps absent semble se superposer au corps présent.
Rapport à la nature et aux autres êtres vivants, rapport au temps, à la mort, à l’invisible: c’est une autre façon de voir et de vivre qui est présentée ici par bribes, étayées par des faits historiques et des déclarations restées dans les annales.
Pour la première fois en Europe, Hélène Collin amène aussi sur scène le wampum à deux voies, traité de perles tissées tendu aux premiers colons où deux bandes parallèles symbolisent « la navire de la Couronne » et « le canot des peuples autochtones » naviguant côte à côte, sans que la route de l’une n’entrave celle de l’autre, deux bandes séparées par trois rangées de perles : l’amitié, la paix et le respect mutuel. Un traité qui a été bafoué au fil de l’Histoire par un désir de domination s’exerçant sur les hommes et sur l’environnement.
S’il risque de déconcerter quelque peu par son côté éclaté, Appellation sauvage contrôlée – « sauvage » comme les plantes qu’il faut arracher parce qu’elles font obstacle à notre exploitation de la terre- pourrait bien causer un choc théâtral comparable à celui de Rwanda 94 du Groupov, dans une décennie où il devient suicidaire de continuer à fermer les yeux.
Appellation sauvage contrôlée : Jusqu’au 27 novembre au Rideau de Bruxelles, www.lerideau.brussels
Hélène Collin présente également son documentaire We Are Not Legends en avant-première le 21 novembre à Flagey à Bruxelles, www.flagey.be
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