Comment Taylor Swift est devenue un phénomène planétaire

La Swiftmania est devenue un vrai phénomène culturel. © getty images

Elle chamboule le box-office, explose tous les records avec sa tournée, stimule l’économie outre-Atlantique et pourrait influencer la présidentielle américaine. Ces derniers mois, l’ancienne country girl suscite un engouement mondial, féroce et inédit.

On ne voit plus qu’elle. On ne parle plus que d’elle. Taylor Swift s’impose aujourd’hui comme la superstar incontournable dans le monde entier. Des journalistes sont même recrutés pour suivre uniquement cette Swiftmania, devenue désormais phénomène culturel. Son “Eras Tour”, qui traverse ses différentes périodes musicales au fil de ses dix albums et 17 ans de carrière, explose tous les records. Le même scénario s’est répété pour les 146 dates programmées: les billets se sont arrachés en quelques minutes seulement, jusqu’à faire planter pour la première fois le site de vente Ticketmaster. Sa tournée devrait générer pas moins de 1,9 milliard de dollars selon le média américain spécialisé Pollstar. Jusqu’à présent, aucun artiste n’est parvenu à atteindre le seuil du milliard.

Mi-octobre, juste avant d’entamer la deuxième partie de son Eras Tour, l’artiste de 33 ans offre une séance de rattrapage dans 8 500 cinémas à travers une centaine de pays avec la captation de son concert. Dans les cinémas bruxellois, spectatrices et spectateurs reprennent en chœur tous les titres, dansent devant l’écran, allument les lampes torches de leur téléphone et parviennent à transformer les lieux en petites salles de concert.

Une diffusion événement qui concurrence même les blockbusters hollywoodiens, jusqu’à faire avancer la sortie du dernier volet de L’Exorciste pour ne pas tomber le même jour. C’est plutôt bien vu: on annonce un démarrage record pour un film-concert avec 39 millions de dollars pour le premier soir aux USA. Difficile de faire le poids face au séisme Taylor Swift. Et celui-ci n’est pas près de s’arrêter. Après avoir affolé le box-office et le monde du cinéma, l’autrice-compositrice s’apprête à retrouver son milieu de prédilection avec une nouvelle réédition d’un de ses anciens albums, 1989, son opus culte sorti neuf ans plus tôt.

© getty

Un coup de foudre tardif

Avec ce stratagème, Taylor Swift s’assure une présence constante sur le devant de la scène. En trois ans, on dénombre sept sorties: trois nouveaux albums (Folklore, Evermore, Midnights) et quatre rééditions. Plus personne ne peut échapper au raz-de-marée. Pas même la France et la Belgique, où, jusque-là, elle connaît un succès plutôt mitigé: le phénomène est considéré comme trop américain et peu pris au sérieux. L’interprète de Cruel Summer ne parvient pas à se détacher de l’image de la chanteuse country un peu lisse de ses débuts.

Lors de l’une de ses dernières visites en France en 2011, il faut même recouvrir les nombreux sièges vides du Zénith de Paris avec des bâches. La surnommée Tay-Tay ne se démonte pas et tente une opération séduction avec un concert sur une péniche pour les gagnants d’un concours NRJ en 2013, un passage sur le plateau de l’émission C à vous devant un Gérard Jugnot impassible en 2014 et une date à l’Olympia devant 2 800 personnes en 2019. Les Américains, eux, se montrent déconcertés face à si peu d’engouement vis-à-vis de leur star nationale.

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En mai et juin 2024, elle se produira devant plus de 280 000 fans lors de ses six représentations françaises. Pour des raisons logistiques, elle fait l’impasse sur la Belgique. Son dernier album, Midnights, publié en 2022, est également devenu le premier de sa discographie à se classer en tête des ventes en Flandre, en Wallonie et dans l’Hexagone.

Ce lent réveil s’explique notamment par la puissance des réseaux sociaux. “Taylor Swift a très vite compris les codes de TikTok. Plusieurs de ses chansons sont devenues virales sur la plateforme, ça a participé à la faire découvrir à un public plus jeune, plus large et plus international, assure Morgane Giuliani, autrice de Féminismes et musiques (Le Mot et le Reste, à paraître le 27 octobre). Le confinement a également donné envie aux gens de retourner à des concerts, de vivre des choses fortes et d’en témoigner sur les réseaux.” Résultat, des millions d’extraits de son show monumental sont partagés en masse. “Le monde entier a été touché par la vague Taylor Swift.” Selon l’autrice, la trentenaire bénéficie également du changement d’époque où l’on réhabilite les figures féminines de la pop qu’on a pu maltraiter auparavant.

La singer-songwriter de sa génération

Fan de Shania Twain, des Dixie Chicks et de Dolly Parton, l’adolescente s’est d’abord fait connaître dans le milieu de la musique country à Nashville. À 17 ans, elle publie son premier album avant de remporter un premier Grammy Awards avec Fearless. Elle écrit seule la majorité de ses chansons. La grande blonde parvient à retranscrire avec justesse et sensibilité les émois traversés pendant les années lycée, à traduire les angoisses de l’entrée dans la vie adulte et à exprimer les doutes autour du mariage et de la maternité au début de la trentaine. Une écriture quasi autobiographique qui contient plusieurs niveaux de lecture.

Elle est considérée aujourd’hui comme l’une des meilleures parolières de sa génération, au point de voir ses textes étudiés dans les universités (lire ci-dessous). “Ses chansons s’apparentent à un journal intime, une vraie mise à nu. Elle parle forcément beaucoup d’amour, ce qu’on lui a beaucoup reproché. Mais quoi de plus universel que des chansons d’amour? Tout le monde peut s’y retrouver”, défend Sarah Dahan, autrice de Divas, les plus grandes icônes de la pop (Huginn & Muninn, 2021). Pour le professeur de sociologie culturelle à l’université du Kansas, Brian Donovan, ses paroles sont profondément en phase avec la vie de ses fans. “Pour les jeunes fans, Taylor Swift représente quelqu’un qu’ils aspirent à devenir. Pour les fans plus âgés, ses paroles sont comme une machine à remonter le temps.

Indice parmi d'autres de sa popularité: ses 274 millions d'abonnés sur Instagram.
Indice parmi d’autres de sa popularité: ses 274 millions d’abonnés sur Instagram. © getty images

Avec ses disques Red et 1989, l’autrice-compositrice originaire de Pennsylvanie embarquait dans le monde de la pop. “Elle s’est ouverte sur un tout nouvel horizon. Les gens ont vu qu’elle savait faire de la pure pop, ultra efficace et de bonne qualité, soutient Sarah Dahan. Après ça, elle s’est essayée à la musique folk avec Folklore et Evermore. Elle est vraiment tout registre.En s’immisçant dans différents styles musicaux, Taylor Swift parvient à capter différents publics et à élargir toujours plus sa fanbase.

Une relation particulière

En plus de ses textes et de sa musique, la popularité de Taylor Swift repose en grande partie sur les liens qu’elle entretient avec son public. Une relation forte, durable et indéfectible. Certains de ses fans se voient invités chez elle, pour écouter ses albums en avant-première et discuter de manière ultra privilégiée, après avoir été sélectionnés par son fan club officiel (Taylor Nation). On est loin, ici, des meet and greet impersonnels et onéreux.

Dans ses clips, textes, prises de parole ou publications, Taylor Swift glisse également des indices à décrypter. Parvenir à décoder ses messages augmente la sensation d’appartenance à une communauté et la satisfaction de faire partie des “Swifities”. “Quelle que soit l’authenticité de ses sentiments à l’égard de ses fans, ces derniers ont l’impression qu’elle se surpasse pour entrer en contact avec eux et qu’elle se soucie d’eux, personnellement, à un niveau individuel, commente Georgia Carroll, chercheuse à l’université de Sydney et spécialiste du fan engagement. C’est très puissant, car en fin de compte, les fans sont toujours à la recherche d’une connexion et d’une attention réciproque de la part de leurs célébrités préférées.

Malgré son statut, l’artiste aux douze Grammy Awards réussit à conserver une sensation de proximité et une image de bonne copine. “Au fil des ans, elle a récompensé les fans qui la soutenaient en leur accordant de l’attention, ce qui a encouragé ces derniers à continuer à la soutenir dans l’espoir de recevoir cette attention”, affirme Georgia Carroll. Un conditionnement comportemental puissant nommé “renforcement intermittent”, décrypte Pamela Rutledge, experte en psychologie des médias. “Il a été démontré que la distribution intermittente de récompenses à intervalles irréguliers exige le plus d’efforts de la part du participant et qu’il est plus difficile d’y renoncer, car il y a toujours l’espoir de la voir, d’obtenir un message ou un selfie si l’on continue à se montrer, explique-t-elle. Sa fanbase se montre alors très active, ce qui contribue à entretenir un emballement médiatique presque permanent. Pour Georgia Carroll, “elle peut se passer de publicité et de promo car elle sait que ses fans vont diffuser l’information.

© National

Des initiatives féministes

Consciente de sa force de frappe inouïe, l’artiste aux 274 millions d’abonnés sur Instagram n’hésite pas à user de son influence pour défendre différentes causes: comme les droits LGBTQIA+ ou la lutte féministe. “Dans ses chansons, elle décrit des dynamiques de pouvoir qui reflètent une asymétrie structurelle entre les genres. À ses débuts, l’idée de rivalité féminine prenait beaucoup de place dans sa discographie. Aujourd’hui, elle promeut une vraie sororité”, analyse Morgane Giuliani.

Privée des droits d’exploitation sur ses six premiers albums suite à des différends avec son ancienne maison de disques, Taylor Swift s’attelle depuis deux ans à publier de nouvelles versions de ses chansons. De cette façon, elle devient propriétaire des nouveaux masters et arbitre de leur utilisation. Un coup de génie inédit dans l’industrie musicale, une manière de reprendre le contrôle mais aussi une initiative féministe, selon Morgane Giuliani. “Symboliquement, elle trouve cette situation d’autant plus insupportable que ce sont des hommes qui détiennent les droits et qui se font de l’argent sur son dos.

En plus d’être confrontée au sexisme de son industrie, elle doit aussi affronter celui des médias, qui se délectent de sa vie privée. Ceux-ci la décrivent comme une mangeuse d’hommes, incapable de maintenir une relation. Lassée de cette vision réductrice, l’Américaine répond en chanson avec Shake It Off et Blank Space dans l’album 1989. Encore aujourd’hui, tous ses faits et gestes font l’objet d’une pléthore d’articles quotidiens: de ses condiments préférés à sa tenue pour un match de la NFL. “C’est la contrepartie de cet immense succès. On a l’impression que la presse tente sans cesse de trouver des choses sur elle. C’est presque devenu un outil SEO”, remarque Sarah Dahan.

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Influence économique et politique

L’impact de Taylor Swift dépasse, de loin, le cadre de la musique. Sa colossale tournée va jusqu’à contribuer à stimuler l’économie américaine. En septembre dernier, le président de la Fed, la Réserve fédérale, a même reconnu l’existence d’un “effet Taylor Swift”, capable de booster le tourisme dans les différentes villes où elle fait étape. La popstar dont la fortune s’évalue à 740 millions de dollars pourrait également influencer le scrutin des prochaines élections américaines. Après un simple message incitant ses abonnés à s’inscrire sur les listes électorales, la plateforme Vote.org dénombrait pas moins de 35 000 nouvelles inscriptions.

En 2018, elle énonçait pour la première fois ses opinions politiques et encourageait son public à voter pour les candidats démocrates. Les milieux conservateurs, eux, se sont étonnés de voir leur country girl se ranger du côté progressiste. Il est remarquable qu’elle ait atteint ce statut de superstar tout en s’exprimant pour des causes libérales ou de gauche, malgré la profonde polarisation politique aux États-Unis, soulève le sociologue américain Brian Donovan. “Il est peut-être difficile de s’en rendre compte, mais il n’y a pas si longtemps, elle était plus controversée. De 2016 à 2018, elle a fait l’objet d’une avalanche de critiques dans la presse, elle était une figure moins consensuelle dans le paysage culturel américain.” Selon lui, elle incarne, aujourd’hui, ce qui “se rapproche le plus de la royauté aux États-Unis”.

Taylor Swift, un objet d’études

L’œuvre de Taylor Swift retient de plus en plus l’attention du milieu académique. Ses textes sont notamment étudiés chez nous, à Gand.

À l’université de New York, le parcours de la superstar américaine sert de porte d’entrée pour aborder les questions de droits d’auteur, comprendre les rouages de l’industrie musicale et analyser le nationalisme américain. Au Kansas, il permet l’appréhension de différents concepts sociologiques. En Arizona, il se décortique sous le spectre de la psychologie. Depuis deux ans, de nombreuses universités outre-Atlantique dispensent des cours autour de l’œuvre et la vie de Taylor Swift. Pour les professeurs, se rattacher à une figure qui fait partie intégrante du quotidien des étudiants permet de rendre la matière plus palpable.

En Belgique, aussi, des universitaires s’intéressent au travail de l’artiste américaine, et plus particulièrement à ses textes. À Gand, la professeure de littérature Elly McCausland vient d’entamer un module de dix semaines consacré aux liens entre les grands auteurs de littérature anglo-saxonne et les paroles de Taylor Swift. Son titre The Great War permet d’analyser le célèbre poème de Sylvia Plath, Daddy. White Horse, lui, offre une introduction à la littérature chevaleresque, tandis que The Lakes fait office de préambule au mouvement romantique. Pour Elly McCausland, si Taylor Swift est un tel phénomène mondial, c’est qu’il y a manifestement quelque chose dans son écriture qui parle aux gens. “Il est donc logique d’explorer cela d’un point de vue académique, affirme-t-elle. Ses textes peuvent nous apprendre beaucoup sur les différentes formes de littérature mais aussi sur notre culture contemporaine.

Une grande part des chansons de l’autrice-compositrice évoquent ses tourments amoureux et mentionnent ses anciens compagnons. Des thématiques que certains considèrent peu sérieuses, trop superficielles. “Si nous estimons qu’écrire sur les ruptures n’est pas de la littérature ou n’est pas intéressant, il faudrait alors rejeter la moitié du canon littéraire. On ne pourrait plus enseigner Shakespeare ou Chaucer, avance Elly McCausland. Dans notre société patriarcale, être une femme et avoir beaucoup de relations semble ne pas permettre d’apparenter son œuvre à une forme de littérature valable, fait-elle remarquer en défendant, plus que jamais, la pertinence de ce type d’enseignement pour déconstruire ces discours.

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