Comment Éric Reinhardt multiplie la fiction au carré: « C’est très important pour moi que mes livres se répondent »

Éric Reinhardt: “Susanne, c’est le personnage de fiction au carré. ça me permet d’embrasser une figure féminine universelle.” © francesca mantovani/gallimard

Avec Sarah, Susanne et l’Écrivain, Éric Reinhardt nous invite dans son atelier, nous offrant une visite guidée de la fabrique des histoires, donnant à voir avec passion et jubilation comment la vie se fait roman, comment aussi l’auteur investit intimement l’espace de ses œuvres.

Éric Reinhardt n’en est pas à sa première exploration méta du discours romanesque. Dans L’Amour et les Forêts, il faisait écho à l’histoire tragique d’une lectrice. Dans La Chambre des époux, il décrivait le roman qu’il aurait pu écrire. Dans Cendrillon avant ça, il déployait à travers quatre personnages (dont l’un nommé Éric Reinhardt) autant d’alter ego romanesques qui ne faisaient qu’un. Autant de variations sur le thème de la petite fabrique des histoires, qui trouvent avec ce nouveau livre, Sarah, Susanne et l’Écrivain, une incarnation peut-être pas ultime, puisqu’on ne sait ce que nous réserve la suite de son œuvre, mais à tout le moins particulièrement enthousiasmante et jubilatoire.

C’est très important pour moi que mes livres se répondent. C’est comme si avec chaque livre, je construisais une sorte de superstructure, d’installation.

Bien sûr, d’un roman sur les coulisses de l’écriture, on a envie de connaître les coulisses. On demande donc à l’auteur quelles sont les origines de ce nouveau roman: “En 2017, quand est paru La Chambre des époux, j’ai reçu sur Facebook un message d’une inconnue me demandant mon adresse mail, en me disant ce qui suit: “Je vis une histoire douloureuse et silencieuse qui me donne le sentiment d’être dans l’un de vos romans et j’aimerais beaucoup vous la raconter.” Je la lui ai donnée car je suis d’un naturel extrêmement curieux, mais aussi parce que je pense que les écrivains et les artistes en général doivent rester en éveil, regarder ce qui se passe autour d’eux. C’est souvent à partir de ce qui se passe dans nos vies que nous écrivons nos romans. Quelques semaines plus tard, elle m’a envoyé un mail de deux pages qui m’a littéralement foudroyé, bien qu’elle ne soit pas écrivaine, son mail était très simple. À ce moment-là, elle était au plus fort du désastre, exclue de son propre foyer, réduite à regarder vivre sa famille par les fenêtres en se dissimulant dans l’ombre, son mari ne lui répondant plus et sa fille refusant de la voir. C’est cette image-là qui a vraiment déclenché en moi le désir d’écrire un livre, j’ai voulu faire exister cette image.

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Non seulement l’auteur commence à “voir” son livre, mais il entre aussi en empathie avec les choix de cette femme: “C’était comme si déjà, je me mettais à sa place, je me disais: cette situation, dans une autre vie, j’aurais pu la connaître.” Puis, une autre chose l’interpelle, la violence du silence auquel fait face sa lectrice de la part de son mari, une absence radicale, comme une négation de leur relation. À l’époque, Éric Reinhardt vient d’entamer la rédaction de son dernier livre, Comédies françaises, mais tout au long de l’écriture, cette histoire ne le quitte pas. “J’ai été comme fécondé par ces deux pages. Les choses se sont mises à germer en moi, à se ramifier, à s’étoffer. Son mail faisait deux pages, mon livre fait 400 pages. Mais c’est à partir de cette petite graine que le livre s’est mis à vivre en moi. Comédies françaises est sorti lors de la rentrée littéraire 2020, et dès le mois de janvier 2021, je me suis dit que j’allais pouvoir me mettre au travail.

Alter ego

Il lui manque pourtant quelque chose. L’histoire très linéaire de Sarah (qui est donc devenue personnage) ne le satisfait pas entièrement. Ce qui doit encore advenir, c’est “l’excitation d’une forme”. Quand lui vient “l’idée d’un dialogue entre un écrivain et une femme dont il va s’inspirer, et à laquelle il raconte son roman avant de l’écrire”, tout se débloque. Le dialogue se met en place dans la tête de l’auteur, qui se met à écrire, “incrédule”. Pour contrer le contexte très réaliste de son histoire, il décide de recourir au style indirect libre “pour donner une sorte de grandeur au récit, une dimension un peu plus littéraire et hiératique qu’avec de simples dialogues, qui renvoyaient trop au régime de la conversation ou du bavardage”. On s’en doute, la forme prend une grande place dans l’envie de littérature de l’écrivain: “Raconter une histoire pour raconter une histoire, si elle n’est pas transcendée par une forme ou un dispositif narratif, ça ne m’intéresse pas tellement, mais la forme pour la forme non plus. Elle doit toujours être au service de la narration et de l’histoire, pour rendre celle-ci plus percutante.

Dans Sarah, Suzanne et l'écrivain, Reinhardt dédouble le récit pour lui donner encore plus d'écho.
Dans Sarah, Suzanne et l’écrivain, Reinhardt dédouble le récit pour lui donner encore plus d’écho. © belga image

Ainsi naît donc Susanne, alter ego de fiction de Sarah -qui est donc elle-même la projection romanesque de sa lectrice. “J’ai voulu faire cheminer l’une à côté de l’autre, dans le même espace romanesque, deux femmes qui sont en réalité la même, bien que ni tout à fait semblables, ni tout à fait différentes, les mêmes sans l’être.” Une façon, en dédoublant le récit, de lui donner encore plus d’écho. “Susanne, c’est le personnage de fiction au carré. ça me permet d’embrasser une figure féminine universelle, car si elle sont trois, c’est comme si elles étaient cent ou mille à être potentiellement dans ce genre de situations.

Cette situation, c’est celle où l’on se met en danger car on ne “sent” plus sa vie, où l’on provoque le destin pour le faire réagir, quitte à appeler le désastre. “Je pense que Sarah a bien fait de prendre cette décision, de s’arracher de cet endroit où elle sent qu’elle n’est plus à sa place. Je pense que le subconscient de Sarah savait qu’elle ne reviendrait jamais. Qu’il avait compris que la seule façon de se sortir de la situation c’était de provoquer une catastrophe. La catastrophe peut être parfois salvatrice. À la fin du livre, elle comprend qu’elle s’est déplacée, transplantée, et que sans doute, elle est là plus à sa place. C’est ça que raconte le livre finalement, le trajet d’une femme qui cherche à être à la juste place, et qui finit par la trouver.”

Si Sarah et Susanne cheminent côte à côte au début du roman, leurs trajectoires vont bifurquer, notamment avec l’apparition dans la trame de Susanne d’un mystérieux tableau, représentant deux religieuses, et une porte, en arrière-plan, comme une ouverture sur le passé. Un tableau qui revêt une importance capitale, un tableau qui vient, lui aussi, de la vraie vie. “Pendant le confinement, dans un moment d’ennui et de solitude, j’avais tapé dans Google “tableau couvent religieuse”,comme je le raconte dans le livre. Je suis tombé sur un tableau à vendre qui m’a fasciné, je me suis mis à le regarder tous les jours. Au début, j’ai résisté, je me suis dit que le Covid m’avait rendu fou. Puis, le tableau s’est invité dans le roman. Je me suis dit que Susanne aussi pourrait hésiter à acheter ce tableau, que peut-être ce tableau recelait un secret sur sa propre vie. Alors il a fallu que je l’achète! Pendant toute l’écriture du livre, j’ai entrepris, en même temps que Susanne, d’essayer de comprendre ce que ce tableau avait à me dire. C’est vraiment en cheminant avec elle que toutes les hypothèses me sont apparues, jusqu’à celle de cette porte menant sur le passé, et donc vers un épisode lointain de ma vie, ce qui m’a permis de faire advenir dans le roman un moment d’autofiction que j’ai accueilli avec beaucoup de plaisir. C’est l’une des surprises que cette forme m’a réservées. C’est une façon aussi de montrer au lecteur de l’intérieur de quelle façon on nourrit un personnage qui a priori n’a rien à voir avec soi de ce qu’on a de plus intime et plus précieux, des souvenirs de sa propre vie. Pour qu’il puisse y avoir une identification forte du lecteur avec le personnage, il faut vraiment travailler le texte de façon extrêmement intime, à partir de soi.

Superstructure

Ce qui frappe aussi, alors que la trame du récit déploie des événements tragiques, même s’ils mènent à une élévation intense des sentiments, c’est l’irrésistible aspect ludique du dispositif, qui se joue des attentes du lecteur tout en conversant en sous-texte avec lui, en mettant en scène les secrets du magicien. “Oui, exactement, s’enthousiasme Reinhardt. L’écrivain, une fois qu’il aura terminé sa conversation avec Sarah, devra encore écrire son livre. Ce qui me plaisait dans ce dispositif, c’est que le lecteur ne lit pas le livre qui va résulter de cette conversation, même s’il se fait sous ses yeux. Pourtant j’ai le sentiment de donner à voir et sentir au lecteur le livre comme s’il existait. Dans le post-scriptum, Sarah l’a lu et aimé, et il lui a inspiré une décision qui va peut-être changer sa vie. Comme un juste retour des choses. La lectrice offre sa vie à l’écrivain pour qu’il en fasse un livre, et en retour, ce livre change sa vie. J’aime bien cette idée.”

La jubilation vient aussi de la façon dont Sarah, Susanne et l’Écrivain entre en conversation avec les œuvres précédentes de Reinhardt: “C’est très important pour moi que mes livres se répondent. C’est comme si avec chaque livre, je construisais une sorte de superstructure, d’installation. J’essaie de créer un tout qui se tienne. C’est comme si l’ensemble devait raconter ma vie, pas ce qui s’y passe, mais plutôt comme une trace de l’empreinte laissée par mon existence.

Sarah, Susanne et l’Écrivain ****1/2

Rescapée d’une maladie grave, Sarah a la sensation que sa vie fait du surplace, que son couple se sclérose, qu’un électrochoc pourrait remettre sa vie sur des rails plus conformes à ses attentes et ses désirs. Alors elle quitte le domicile conjugal, mais cette décision la plonge dans une situation apparemment inextricable qu’elle n’avait pas envisagée. Sarah est la lectrice de l’écrivain du titre. Elle l’admire, se retrouve dans ses œuvres, à tel point qu’un jour, elle décide de lui raconter son histoire qui -elle en est sûre- est du matériau dont ses livres sont faits. Elle a raison. L’imagination de l’écrivain se retrouve incroyablement stimulée par cette vie qui lui est confiée, et qui fait naître d’emblée des images qui peu à peu vont faire récit. Très vite, il se met au travail, et c’est ce cheminement que nous donne à voir Sarah, Susanne et l’Écrivain sous une forme inattendue, le dialogue, au discours indirect libre, entre un écrivain et sa muse, ou plutôt son inspiratrice. Ou encore, un homme racontant à une femme sa propre histoire en empruntant le détour de la fiction, une personne à qui l’on présente son personnage. Sa propre histoire, ou même, la façon dont il va raconter son histoire. Éric Reinhardt se livre ici à un exercice de style jubilatoire, tout sauf vain, dévoilant la façon dont émerge peu à peu la chair d’un roman. C’est toute la magie de ce processus qui est mise en scène sous les yeux complices du lecteur, dans un roman parcouru de saillies parfois très drôles et de belles réflexions sur la place que l’art prend dans nos vies, tout en réservant quelques mises en abyme vertigineuses, d’autant qu’il semble entrer en conversation avec les autres œuvres de l’auteur. Un livre aussi qui nous rappelle en passant que nous sommes tous les personnages de nos propres fictions, puisque l’on “se vit et on se raconte après coup.

D’Éric Reinhardt, éditions Gallimard, 432 pages.

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