Voyage dans le cinéma de Scorsese (interview exclusive)

Margot Robbie, Leonardo DiCaprio et Martin Scorsese sur le tournage de The Wolf of Wall Street © Mary Cybulski
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Martin Scorsese présidait le jury du 13e festival de Marrakech. L’occasion d’une rencontre privilégiée avec le cinéaste américain, revisitant son parcours tout en portant un regard autorisé sur l’évolution du Septième art.

Si l’hyperactivité avait un visage, ce serait peut-être celui de Martin Scorsese. A l’image de son débit, impressionnant, l’homme semble ne jamais devoir se poser qui continue, 50 ans après son premier court métrage et 40 après un Mean Streets qui allait définitivement affirmer son talent, à se multiplier sur les fronts les plus divers, de la réalisation à son engagement cinéphile, et l’on en passe, commandes publicitaires mises à profit pour expérimenter dans des formats inusités, ou autres productions. Une frénésie cinématographique qui l’emmenait, fin novembre, à Marrakech, pour présider le jury du 13e festival du film. Et l’occasion d’une rencontre privilégiée avec le cinéaste new-yorkais, recevant pour le coup dans un salon privé du Royal Mansour, un palace « à ce point fermé que l’on dirait une prison », se hasardera un collègue finlandais. Dorée s’entend, la prison.

Martin Scorsese est, à l’évidence, quelque peu fâché avec la ponctualité -constat qui se vérifiera tout au long du festival. Mais il est aussi, ceci expliquant peut-être cela, généreux d’un temps dont il constate pourtant que « plus on vieillit, plus il prend de la valeur ». A sa demande instante, The Wolf of Wall Street, son nouveau film, ne sera pas évoqué lors de l’entretien, faute d’avoir pu être dévoilé auparavant. Qu’à cela ne tienne, ce ne sont pas les sujets de conversation qui manquent avec un réalisateur dont la marche des ans ne semble pas en mesure d’entamer l’enthousiasme: « Je trouve toujours bouleversant de découvrir un film qui me fasse penser ou ressentir différemment, voire qui soit le reflet d’une vision personnelle. Le cinéma a conservé ce pouvoir de m’émouvoir, qu’il provienne de Roumanie, du Maroc ou d’ailleurs… Et je ne parle pas seulement en termes d’émotions: je suis également fasciné par la façon dont ces films sont faits, et la manière dont les réalisateurs expriment ce qu’ils ont à dire à l’aide des images. » Echo, sans doute, de l’époque où la découverte de La complainte du sentier, premier volet de la trilogie d’Apu, de Satyajit Ray, devait laisser une impression indélébile sur le jeune Marty. « Enfant, je voyais beaucoup de films. Mon asthme ne me permettait pas de faire du sport, et je découvrais des films du monde entier à la télévision. C’est là que je me souviens avoir vu Pather Panchali, l’histoire d’une famille indienne, en version doublée. Tout de suite, j’ai été attiré par ces gens -ceux qui se trouvaient en général dans l’arrière-plan des autres films. Ce film a ouvert mon coeur et mon esprit au monde. »

Un certain degré de folie

A 71 ans, le réalisateur laisse désormais à d’autres le soin de réinventer un art dont il a contribué à écrire l’Histoire. Et sur l’évolution duquel il porte un regard à l’évidence avisé, se ralliant, par exemple, à ceux qui voient dans les séries télévisées américaines une alternative crédible au cinéma hollywoodien. « J’en ai tâté avec Boardwalk Empire, écrite et produite par Terry Winter, le scénariste de The Wolf of Wall Street. Et j’ai bénéficié sur HBO d’une grande liberté, bien plus grande qu’au cinéma. Ce que nous essayions de faire dans les années 70 se fait maintenant à la télévision. Le véritable cinéma américain se trouve là. Il reste bien entendu de formidables réalisateurs, comme Wes Anderson, Paul Thomas Anderson, David Fincher ou Alexander Payne, qui se démènent pour réaliser de bons films. Mais de plus en plus, la liberté, la complexité des histoires, le développement des personnages, le style se retrouvent dans les séries… »

Martin Scorsese
Martin Scorsese© DR

Que le cinéma traverse une passe délicate, nul n’en disconvient, lui pas plus qu’un autre. « Mais cela ne veut pas dire qu’on ne doive plus faire de films, s’empresse d’ajouter Martin Scorsese. Il faut trouver le moyen de les tourner et d’obtenir leur financement. J’y suis toujours parvenu. On n’a rien pour rien, et le processus est dispendieux. Réaliser un film comme The Wolf of Wall Street est désormais beaucoup plus difficile, mais avec le concours d’une star du box-office qui se trouve être un excellent acteur comme Leo DiCaprio, j’ai pu m’en tenir au plus près à ma vision. » Dans la foulée, le voilà sur le point de boucler le budget de Silence, un projet, inspiré de l’oeuvre de Shûsaku Endô, qu’il a dans ses cartons depuis quelques années déjà, et pour lequel il a déniché un cofinancement… belge, via Corsan Films, la compagnie de Paul Breuls. L’imagination au pouvoir, donc. A quoi il convient d’ajouter la détermination, suivant l’unique conseil qu’il formulerait à l’endroit d’un cinéaste débutant: « Il faut être déterminé à faire son film coûte que coûte, parce que tout va se liguer contre vous. C’est la nature de la bête, et cela, même quand vous avez réuni l’argent nécessaire. Il ne se passe pas un jour sur le plateau sans qu’un nouveau problème ne se pose. Un film requiert un engagement de chaque instant, tout au long de sa réalisation, de même qu’un certain degré de folie. Il faut éprouver le désir impérieux de le faire. »

Leo, Bob, ses parents et lui

Cette « grinta », Martin Scorsese l’a, de toute évidence, conservée, même si ses derniers opus n’ont plus, c’est vrai, l’urgence viscérale qui émanait de Taxi Driver, Goodfellas ou autre Casino. Mais soit, à raison d’un film tous les deux ans environ (rythme particulièrement appréciable si l’on considère l’ampleur de productions comme Hugo ou, aujourd’hui, The Wolf of Wall Street), le réalisateur n’en continue pas moins de bâtir une oeuvre aussi personnelle que fascinante. « Tout est affaire de passion, résume-t-il, s’agissant de la fièvre créatrice qui l’anime. Il faut aimer passionnément ce que l’on fait, être attiré par l’histoire que l’on va raconter, et en osmose avec les gens avec qui l’on travaille. » A cet égard, et venant après la période De Niro, la rencontre du cinéaste avec Leonardo DiCaprio apparaît comme providentielle. « Nous avons tourné cinq films en douze ans, et nous avons construit quelque chose sur la durée, apprécie-t-il. Leo prend des risques, il n’a pas peur, et même si 30 ans nous séparent et que nous avons grandi dans un contexte différent, lui en Californie et moi à Manhattan, nous avons une sensibilité voisine. A quoi s’ajoute l’envie de pointer certaines choses, d’où les projets que nous choisissons: je suis à l’origine de Gangs of New York, The Departed et Shutter Island; il a choisi The Aviator et The Wolf of Wall Street. J’ai la conviction que si je suis dévoué au propos du film, je peux raisonnablement espérer qu’il se trouvera quelques personnes à qui ce sujet parlera… »

Et de s’attarder, dans la foulée, sur ce qui constitue le coeur de ses films et, partant, de son désir de les tourner, une matière fluctuante et cohérente à la fois, dont il assure ne pas la maîtriser malgré son expérience, paraphrasant Gabin: « Je sais que je ne sais pas. C’est ce qui rend le processus excitant et effrayant à la fois. » Constat qu’il affine ensuite: « Chaque film est différent, mais le noyau reste le même: il s’agit d’histoires de confiance et de trahison de ladite confiance; de responsabilité et d’irresponsabilité; de ce qui fait notre condition d’êtres humains, avec les notions de bien et de mal… », et la ligne très mince qui les sépare. De fait, il n’en a pratiquement jamais été autrement dans son cinéma, dont les héros semblent porter en eux la promesse de leur propre déchéance -postulat valable du Johnny Boy de Mean Streets au Jordan Belfort de The Wolf…, et décliné sous des formes diverses tout au long de sa filmographie. Lui demande-t-on de porter un regard rétrospectif et de désigner celui de ses films dont il serait le plus fier que le curseur de la machine à remonter le temps s’arrête sur le début des années 70, lorsque jeune cinéaste, et conseillé notamment par John Cassavetes, Martin Scorsese signait un premier classique et posait les fondements de son oeuvre à venir à la faveur de Mean Streets. « C’était très proche de moi et de ce que je vivais, en un sens. Et cela correspond à une période très importante de ma vie, où j’ai enfin été en mesure de traduire cela dans un film. Et puis, il y a le film que j’ai tourné juste après, avec ma mère et mon père, Italianamerican. » Dans ce documentaire de 1974, Scorsese interroge ses parents sur l’histoire de sa famille et sur son quartier, en un exercice aussi émouvant que concluant. « Je trouve ce film intéressant, pour la narration, cette aisance et ce contrôle qu’avaient mes parents à répondre aux questions de leur fils et de ses amis, sans que j’en aie vraiment conscience. Il y a là une chaleur, et une franchise qui ont déteint sur le reste de mon travail. J’ai énormément appris pendant ces quelques jours de tournage… »

Le voilà en veine de confidences. Tant qu’à faire, on vérifie à la source cette rumeur, ahurissante mais colportée par des supports réputés crédibles, faisant état d’un éventuel Taxi Driver 2. Une hérésie dont la simple évocation manque de le faire valser de son fauteuil -suivant en cela son portable sur lequel Irwin Winkler, son producteur de Raging Bull et coproducteur de The Wolf…, s’acharne à vouloir le joindre. Après s’être presque étranglé de rire, Martin Scorsese reprend son sérieux, pour évoquer, toutefois, de possibles retrouvailles avec Robert De Niro -son acteur-fétiche, huit films en commun tutoyant les sommets de leur filmographie respective. « Voilà des années que nous envisageons de tourner un nouveau film ensemble. Nous continuons à échanger des idées, sans qu’aucune n’ait abouti jusqu’à présent. Mais Robert m’a soumis, il y a quelque temps, un projet au départ duquel j’ai demandé à Steven Zaillian d’écrire un scénario. Il s’intitule The Irishman, et est basé sur l’histoire vraie d’un tueur à gages. C’est un rôle parfait pour Bob, aux côtés, je l’espère, de Joe Pesci et Al Pacino. Il s’agirait d’un film d’ampleur modeste. Nous essayons de le monter, et j’ai bon espoir d’y arriver… » Dix-huit ans après Casino, on se prend à rêver de voir le duo Scorsese-De Niro faire à nouveau sauter la banque…

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