Three Billboards: « Les rôles comme celui de Frances McDormand sont trop rares »

Frances McDormand, douce et dure à la fois en mère déterminée dans la nouvelle tragi-comédie de Martin McDonagh. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Conciliant western, polar et comédie noire, Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, le nouveau film de Martin McDonagh largement salué aux Golden Globes, s’insinue dans les replis de l’Amérique profonde pour en établir une radiographie acérée…

Consacrant, il y a une dizaine d’années, les débuts au cinéma du dramaturge anglo-irlandais Martin McDonagh, In Bruges devait marquer les esprits par son ton notamment. Le film tenait, en effet, de l’astucieux mélange des genres, combinant polar décalé et comédie noire sur les pas de deux tueurs irlandais (Colin Farrell et Brendan Gleeson) expédiés dans la Venise du Nord pour un résultat ébouriffant. Une figure en passe de devenir la marque de fabrique du réalisateur, qui en reprenait peu ou prou les ingrédients dans Seven Psychopaths, avant de pousser cette logique narrative un peu plus loin encore aujourd’hui à la faveur de Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, son troisième opus et assurément son projet le plus abouti à ce jour.

Brassant des éléments de western, de polar et de comédie (d’un noir immuable), le film brosse aussi le portrait cinglant de l’Amérique profonde. Un travail d’orfèvre, couronné du prix du meilleur scénario lors de la dernière Mostra de Venise, en attendant, qui sait, d’autres récompenses. Et le fruit d’une disposition naturelle de son auteur: « Cela correspond à la façon dont j’envisage mes histoires et le monde, explique-t-il. Rien n’est jamais uniformément triste ou drôle, c’est toujours une combinaison des deux. C’est mon ton naturel, et cela vaut pour mes pièces de théâtre également. Je me souviens de critiques ayant écrit, à l’époque de In Bruges, ne pas savoir s’il fallait voir le film comme une tragédie ou une comédie. J’espère que les choses sont plus claires désormais, parce que c’est exactement ce dont il retourne: une tragi-comédie ou une comédie tragique… »

Three Billboards:

Sous le ciel du Midwest

Ainsi donc, Three Billboards…, récit inscrit au coeur du Midwest. Et s’ouvrant lorsque, lasse de voir l’enquête sur la mort de sa fille piétiner, Mildred Hayes, une femme au tempérament bien trempé, décide de louer les trois panneaux publicitaires situés à l’entrée de la ville (fictive) de Ebbing afin d’asséner ses quatre vérités au shérif de la place. Méthode assurément peu diplomatique qui, le choc initial passé, va entraîner des réactions en cascade suivant un engrenage classique, non sans mettre à nu la petite communauté: « J’aime les films américains, et j’ai toujours eu envie d’en tourner l’un ou l’autre, poursuit Martin McDonagh. Le paysage me parle, et j’éprouve un intérêt sincère pour la vie dans une bourgade américaine comme pour ces personnages qui, s’ils habitent une petite ville, ne sont pas petits pour autant. Cette histoire à une dimension épique et un canevas tragique. Aucun de mes films n’est situé en Grande-Bretagne, pas plus que mes pièces, à une exception près. J’imagine que j’aime voyager et pouvoir quitter Londres, peut-être parce que les choses y sont un peu trop mondaines à mon goût. Il y a quelque chose de cinématographique dans le paysage américain, comme une descendance du cinéma des années 70, avec les voitures mais aussi les attitudes… Je ne suis pas sûr que Mildred pourrait exister à Manchester ou dans le Lake District, par exemple: elle a un côté « go & get it », une dynamique typiquement américaine, bonne ou pas d’ailleurs, mais qui est intéressante et recèle un grand potentiel. »

Ce rôle, McDonagh l’a écrit avec une actrice à l’esprit, Frances McDormand, indissociable bien sûr de l’univers des frères Coen, qu’elle habite par intermittence depuis Blood Simple (en plus d’être Mme Joel Coen à la ville), Fargo lui ayant par ailleurs valu un Oscar amplement mérité il y a tout juste 20 ans. C’est peu dire que la comédienne de North Country, Moonrise Kingdom et autre Olive Kitteridge avait assurément le profil -peu commode- de l’emploi; « douce et dure à la fois, en plus d’être une femme de convictions », comme la décrit Sam Rockwell, son partenaire à l’écran. Et prête, sans doute, à aller au feu -littéralement: « Si Frances avait refusé, je me serais retrouvé le bec dans l’eau, concède le réalisateur. Je ne vois pas qui d’autre aurait pu jouer ce rôle avec autant de vérité, en étant drôle mais pas exagérément en plus d’être intelligente; quelqu’un dont l’on puisse croire qu’elle soit redoutée. Elle a cette énergie, mais aussi une grande précision. Et si elle n’est en rien quelqu’un de violent, elle peut accéder très facilement à cette rage et cette colère… » Sans même parler d’une sensibilité à l’évidence raccord avec celle d’un personnage dont elle mène le combat frontalement, à l’abri d’un quelconque sentimentalisme.

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Icône féminine

S’agissant de McDonagh, on verra là une évolution notable, ses films antérieurs gravitant autour de personnages masculins. « Me concentrer sur cette femme s’est avéré particulièrement stimulant et a ouvert beaucoup de portes, observe-t-il. Une fois que j’ai eu l’idée de Mildred et du début de sa guerre, la suite du scénario a été très facile à écrire. Il est totalement inhabituel de voir une femme si forte entrer dans une pièce, exiger quelque chose et refuser de se faire avoir ou d’être effrayée, pour au contraire, combattre ces individus non pas avec la violence ou des armes, mais avec des mots et une disposition d’esprit. Écrire un tel personnage est excitant, parce que c’est nouveau et inhabituel -j’espère que j’en aurai encore l’occasion. » Et d’ajouter encore: « J’avais envie de montrer un personnage féminin comme celui-là. Sam (Rockwell) et moi, nous apprécions les films avec Robert De Niro jeune, Marlon Brando, James Dean ou Montgomery Clift. Et en écrivant, j’ai réalisé qu’ils n’avaient pas vraiment d’équivalent féminin: les jeunes filles n’ont pas de Travis Bickle (le personnage joué par Robert De Niro dans Taxi Driver, NDLR) ou de Marlon Brando, quelqu’un pouvant influer sur la façon dont vous allez marcher ou vous tenir, adolescent. J’espère qu’un film comme Three Billboards, avec un personnage comme celui-là et la façon dont y évolue Frances, va véhiculer ce type d’image au féminin. Il devrait y en avoir plus, ils sont trop rares, même les grandes performances féminines n’ont pas cette force iconique. »

Le réalisateur Martin McDonagh (à droite) face à ses acteurs Frances McDormand et Peter Dinklage.
Le réalisateur Martin McDonagh (à droite) face à ses acteurs Frances McDormand et Peter Dinklage.© DR

Comme pour mieux appuyer le propos, Frances McDormand s’est du reste inspirée d’une icône de celluloïd on ne peut plus masculine pour établir les contours de Mildred Hayes, John Wayne en l’occurrence, dont elle reproduit la démarche et l’attitude, avec la raideur en option. « Elle est arrivée avec cette idée de western, et d’une figure de ce type. Sans apprécier John Wayne outre mesure, j’ai trouvé judicieux le choix d’une icône américaine pour qui le job doit être exécuté. Mais du coup, le film a sans doute un peu plus penché du côté du western que je ne l’imaginais au départ. Et Carter Burwell, le compositeur, a dû s’en rendre compte lui aussi, parce que sa partition a apporté des touches de western-spaghetti. Après coup, j’ai dû me rendre à l’évidence: les éléments de western, avec une personne débarquant en ville pour aller débusquer les méchants, sont bel et bien présents, même si je n’avais pas envisagé Three Billboards comme tel au moment de l’écriture. » À croire, toutefois, que l’imaginaire américain se devait de le déborder…

S’il fait écho à un inconscient immémorial pour ainsi dire, le film résonne aussi avec le présent, McDonagh plaçant dans la bouche de son héroïne des répliques assassines comme « It seems like the local police department is too busy goin’ ’round torturing black folks to be bothered doing anything about solving actual crime », réflexions qu’il assortit parfois d’un échantillon d’humour de son cru. Ainsi, par exemple, lors d’un échange entre Mildred Hayes et Dixon, le flic redneck campé par Sam Rockwell: « So how’s it all going in the nigger-torturing business, Dixon? -It’s « Persons of color »-torturing business, these days, if you want to know… » « Il ne s’agit pas pour autant d’une réaction directe à la situation en Amérique ces dernières années, insiste toutefois le réalisateur, se défendant d’avoir voulu faire oeuvre ouvertement politique. L’attitude de Mildred à l’égard des flics ressort par endroits, mais le plus grand exemple de changement et d’humanité est apporté par ce flic raciste. Si, comme tout le monde, j’ai des doléances à l’égard du racisme au sein des forces de police, et du racisme en général, mon film ne se veut pas du tout didactique, mais essaye de voir au-delà, à la recherche d’une certaine humanité. Il ne s’agit pas de prêcher des solutions… » L’équilibre fragile présidant à Three Billboards Outside Ebbing, Missouri est bien plus intéressant en effet, qui en fait l’un des films américains les plus enthousiasmants que l’on ait vus ces derniers mois. Mais pouvait-il vraiment en aller autrement avec un tel titre, porteur déjà de toutes les promesses de fiction: « Cela me plaisait que le titre soit long, excentrique. Et le fait qu’il soit tellement particulier le rend aussi mémorable. » On ne saurait mieux dire…

Confessions of a dangerous mind

Sam Rockwell en impose en flic raciste et immature dans Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, maîtresse radiographie de l’Amérique profonde…

Sam Rockwell et Frances McDormand dans Three Billboards Outside Ebbing, Missouri
Sam Rockwell et Frances McDormand dans Three Billboards Outside Ebbing, Missouri© Merrick Morton/Twentieth Century Fox Film Corporation

L’air de rien, voilà une petite trentaine d’années déjà que Sam Rockwell promène sa dégaine dans le cinéma américain, s’étant composé, au fil du temps, un appréciable profil de « character actor ». Entamé sous le signe du cinéma indépendant new-yorkais (Last Exit to Brooklyn d’Uli Edel, Basquiat de Julian Schnabel, Box of Moonlight de Tom DiCillo…), son parcours devait ensuite se diversifier, le comédien laissant parler sa polyvalence. Pas un genre, ou peu s’en faut, auquel il ne se soit essayé, et l’on trouve, dans la petite centaine de titres qui composent sa filmographie, The Green Mile, de Frank Darabont, The Assassination of Jesse James, d’Andrew Dominik, Celebrity, de Woody Allen, Galaxy Quest, de Dean Parisot, Matchstick Men, de Ridley Scott, The Way, Way Back, de Nat Faxon et Jim Rash, et même Iron Man 2 de Jon Favreau. Sans oublier, bien entendu, les deux rôles peut-être les plus marquants de sa carrière, Chuck Barris, l’animateur de télévision au centre de Confessions of a Dangerous Mind, le premier long métrage de George Clooney, et Sam Bell, l’astronaute de Moon, de Duncan Jones.

Un formidable anti-héros

Dixon, le flic raciste qu’il campe aujourd’hui dans Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, est sans doute appelé à imprégner l’imaginaire cinéphile de semblable façon. Soit un redneck pur jus, et un rôle en or pour Rockwell, impressionnant comme rarement, et qui réussit à préserver à ce personnage forcené et détestable a priori une part d’innocence presque enfantine -c’est aussi un indécrottable fils à maman-, manière de l’inscrire en faux par rapport aux jugements trop hâtifs… « Le scénario était juste incroyable, souligne-t-il. En découvrant ce rôle, c’est comme si j’avais reçu un magnifique cadeau de Noël… » L’acteur est assurément trop modeste, et le réalisateur Martin McDonagh ne s’y est d’ailleurs pas trompé, le film consacrant leur troisième collaboration après Seven Psychopaths mais aussi la pièce A Behanding in Spokane. « Martin me réserve des personnages bizarres, et donc intéressants. Dixon est, à mes yeux, un formidable anti-héros. » Et comment.

Sam Rockwell
Sam Rockwell

Afin de lui donner chair, Sam Rockwell est allé puiser à diverses sources. Si Frances McDormand raconte s’être inspirée de John Wayne pour composer son personnage de Mildred Hayes, actant, tout en raideur de circonstance, la filiation western du film, le comédien évoque pour sa part du bout des lèvres au titre de référence le Travis Bickle campé par Robert De Niro dans Taxi Driver. « Mais, précise-t-il aussitôt, si l’on a toujours des inspirations, il ne s’agit pas de n’en apparaître que comme la copie carbone, il faut aussi trouver quelque chose en soi que l’on peut apporter au rôle. » Citant encore quelques films qui ont pu l’aider à s’imprégner de son environnement -« Coal Miner’s Daughter est un super film sur la culture hillbilly, Tender Mercies avec son regard sur la country, Lonesome Dove est excellent, d’autres westerns aussi ou même The Right Stuff, qui en a la philosophie »-, l’acteur s’attarde plutôt sur les rencontres qui ont contribué à façonner son personnage: « J’ai passé pas mal de temps avec des policiers, au Missouri notamment. Ils m’ont embarqué dans leurs patrouilles, et c’était fascinant. Il faut laisser le temps faire son oeuvre: au bout d’un moment, quand on passe du temps avec quelqu’un, il commence à se relâcher. On peut alors discuter. Et puis, ne serait-ce qu’observer la façon dont ces flics marchent et se tiennent, leur façon de parler aussi, était amusant et m’apportait des infos. J’ai aussi beaucoup regardé la série Cops, très bien au demeurant… »

Quant au caractère raciste du personnage, raccord en cela avec l’époque –« Parfois, une période difficile engendre de l’art de qualité », relève-t-il non sans pertinence-, Sam Rockwell l’a travaillé au contact d’un suprématiste blanc repenti: « Il a complètement viré de bord, et aide désormais des gens à sortir de l’engrenage de la haine. Il m’a dit quelque chose de fort intéressant, à savoir: « On ne déteste pas les Noirs, mais bien soi-même, voilà pourquoi tout cela se produit. » Le racisme est motivé, pour une large part, par le dégoût de soi et l’ignorance, bien présents l’un et l’autre aux États-Unis, et qui se traduisent par cette colère… Rencontrer des individus affichant leurs penchants racistes est toujours une expérience intéressante. A fortiori quand, comme moi, on n’a pas du tout grandi dans cet environnement de la Bible Belt, avec une dimension fondamentaliste qui a le don de me faire flipper. Cela ne correspond absolument pas à mon éducation. » À savoir celle d’un enfant de la fin des sixties, né de parents acteurs et ayant grandi entre San Francisco et New York, après que ces derniers se soient séparés. Et qui fera, dès l’âge de dix ans, ses premiers pas devant une caméra -c’était dans Joan Crawford’s Children, une production télévisée-, pour être définitivement rattrapé par le virus de la comédie une dizaine d’années plus tard. Une petite centaine de films plus loin donc –« c’est dingue, il y en a tellement? »-, Rockwell continue à faire son métier avec sérieux sans se prendre pour autant au sérieux. Le genre à s’offrir, au milieu de l’interview, une parenthèse physique où il reproduit, comme à la parade, la chorégraphie d’une mémorable scène de défenestration de Three Billboards. Et qui, alors qu’on lui demande si, comme une bonne partie de la corporation, il aimerait repiquer à un film de super-héros, conclut sur une pirouette: « Peut-être que je serai la prochaine Wonder Woman… »

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