Critique | Cinéma

The Banshees of Inisherin: des hommes intranquilles

4,5 / 5
Colin Farrell (Pádraic), un homme simple confronté à l'inimaginable. © National
4,5 / 5

Titre - The Banshees of Inisherin

Genre - Comédie noire

Réalisateur-trice - Martin McDonagh

Casting - Brendan Gleeson, Colin Farrell

Sortie - En salles le 4 janvier

Durée - 1h54

Critique - Jean-François Pluijgers

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Martin McDonagh investit l’Irlande éternelle pour une fable teintée d’absurde, où la rupture abrupte entre deux amis -Brendan Gleeson et Colin Farrell, parfaits- entraîne des répercussions en cascade. Un bijou de comédie noire.

Quelle suite convenait-il de donner au succès, tant public que critique, de Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, sanctifié par les Oscars de Frances McDormand et Sam Rockwell? À cette question, le réalisateur Martin McDonagh, un “London Irish”, a choisi de répondre en renouant avec ses origines, pour livrer ce qui est son premier film irlandais, The Banshees of Inisherin, un titre fleurant bon le folklore local mais pas que. Cap donc sur la côte ouest de l’Irlande, les îles d’Inishmore et d’Achill prêtant leur décor bucolique battu par les vents à celle fictive d’Inisherin. Un endroit retiré du monde -tout au plus s’il l’on y perçoit les échos assourdis de la guerre civile irlandaise ravageant le “mainland”, l’action se situant en 1923. Et le théâtre d’un conflit insensé opposant deux amis de toujours, Colm et Pádraic, du jour où le premier refuse d’encore fréquenter le second, l’abîme s’ouvrant bientôt sous leurs pieds. Une querelle qui va prendre des proportions inimaginables, L’Homme tranquille de John Ford rencontrant le théâtre de l’absurde de Samuel Beckett dans une comédie noire débordant du cadre de l’Irlande éternelle dans un crescendo que Brendan Gleeson et Colin Farrell, la paire reformée de In Bruges, portent à incandescence mélancolique.

On retrouve Gleeson et Martin McDonagh au lendemain de la première vénitienne du film, une projection ayant largement dépassé leurs espérances –le film repartira d’ailleurs de la Mostra avec le prix d’interprétation pour Farrell et celui du scénario pour l’auteur-réalisateur. “Nous étions très contents du film, mais on ne peut jamais être certain de la façon dont il sera reçu avant de l’avoir montré à un public impartial, observe l’acteur. Entendre les réactions, les rires et les sursauts, et voir que ça fonctionne comme hier soir, c’est fantastique. C’est une émotion toujours renouvelée, et c’est alors qu’on réalise qu’un film, aussi bon soit-il, n’existe pas tant que le public n’est pas présent, pas plus qu’une pièce n’existe pendant les répétitions. Notre travail est orienté vers ce moment où le public le découvrira, et hier soir, les planètes se sont alignées.

L’île, espace de liberté et prison

Entre le réalisateur et le comédien, il y a une collaboration au long cours: Gleeson figurait ainsi déjà au générique de Six Shooter, le film qui devait valoir à McDonagh l’Oscar du meilleur court métrage en 2006, avant de l’accompagner dans son passage au long, pour In Bruges. Quinze ans plus tard, The Banshees of Inisherin consacre donc leurs retrouvailles, dont on se demande pourquoi il a fallu les attendre si longtemps, alors qu’ils sont unis par une complicité manifeste. “Je ne veux pas le bousculer, j’accorde trop de prix à l’amitié et à la relation de travail, sourit le comédien. J’aimerais pouvoir travailler avec Martin chaque année, mais je ne voudrais pas forcer un projet qui n’ait pas bénéficié de sa période de gestation complète. La qualité du travail est à ce prix, et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu faire ce métier.” Tout vient à point à qui sait attendre et, à cet égard, The Banshees of Inisherin se révèle un petit bijou d’écriture, le film réussissant, au départ d’un argument à la minceur trompeuse, à se colleter avec la condition humaine, charriant des angoisses existentielles profondes. “Le point de départ du film, c’est mon désir de raconter l’histoire de ces deux types et de leur rupture, indique Martin McDonagh. L’île y a ajouté une dimension supplémentaire, parce que Colm est forcé de rencontrer la personne avec qui il a rompu chaque jour, et cela pour le reste de son existence. Ça ajoute à la tristesse de la situation.” “C’est pour ça qu’on dit qu’il faut éviter les romances au travail, plaisante Brendan Gleeson. Les îles sont intéressantes parce qu’elles peuvent procurer un sentiment de liberté, mais aussi apparaître comme une prison.

Le motif de l’amitié est évidemment universel. Comme celui de la rupture d’ailleurs. McDonagh raconte d’ailleurs ne s’être inspiré d’aucune histoire particulière mais avoir voulu écrire dans une perspective plus vaste. “Il ne s’agissait pas seulement d’évoquer la rupture entre deux hommes et son impact, mais bien la tristesse accompagnant la fin de n’importe quelle histoire d’amour. Je l’ai écrit au départ d’une relation masculine platonique, mais ça aurait pu aussi bien être un film de divorce par exemple.” “J’ai trouvé que le film investissait un terrain très intéressant, renchérit Gleeson: l’engagement dans une relation, et la perception personnelle des implications que peut avoir la perte soudaine d’une position aussi ferme qu’une amitié.Surtout lorsqu’il s’agit de la conséquence d’un rejet. Que l’on soit celui qui quitte ou celui qui est quitté, c’est assez merdique, dans un sens comme dans l’autre.” “Nous avons veillé à respecter un équilibre entre les deux personnages, parce que la douleur est immense pour la personne qui rompt comme pour celle qui se fait jeter, poursuit McDonagh. Je me demande d’ailleurs parfois ce qui est pire: se faire jeter, ou être la personne à l’origine de la rupture, et savoir que l’on doit faire son deuil de quelqu’un en dépit des bons moments que l’on a pu passer ensemble? Les deux sont horribles.” Le film se refuse d’ailleurs à trancher, chacun des deux personnages restant enfermé dans une logique aux effets dévastateurs, les tentatives de Pádraic pour infléchir la position de son ancien ami ne faisant que renforcer la détermination de ce dernier, prêt, selon toute apparence, à aller jusqu’aux dernières extrémités.

Brendan Gleeson (Colm) en quête de transcendance.
Brendan Gleeson (Colm) en quête de transcendance. © National

Transcendance vs. bonté

Partant, The Banshees of Inisherin soulève bientôt d’autres questions, le geste radical de Colm trouvant son origine dans le fait que ce dernier souhaite désormais se consacrer entièrement à son art -il est violoniste, et le film le verra d’ailleurs composer la pièce qui lui donne son titre-, son désir de transcendance ne pouvant guère s’accommoder de ce qu’il considère comme des frivolités. Un clivage au cœur d’une scène d’anthologie ayant pour cadre le pub du village -où d’autre? “Ce débat est l’une des choses qui m’ont intéressé dans l’écriture du scénario, approuve le réalisateur. Je ne pense pas que l’art doive nécessairement naître dans la tourmente ou la douleur. De mon point de vue, sur un tournage, ce sont même la bonté, la bienveillance et la décence qui permettent à l’art proprement dit de prendre forme. À l’écriture cependant, j’ai besoin d’une certaine solitude. Je m’éloigne, je voyage, j’aime m’isoler pour écrire. Mais pour faire un film, il est préférable d’être inclusif et de se comporter comme quelqu’un de décent.

À l’intransigeance de Colm, Pádraic n’aura que sa bonté, un brin naïve sans doute, à opposer, apparaissant comme une sorte de prolongement du flic pas très dégourdi qu’incarnait Sam Rockwell dans Three Billboards, tout en invitant à formuler la question sous-tendant le débat différemment: “Cela ne suffit-il pas d’être simplement quelqu’un de bon et de posé? N’est-ce pas bien d’être comme ça dans la vie? Faut-il quelque chose en plus? Les problèmes, dans cette histoire, découlent du fait qu’une personne ne se satisfait plus de cette gentillesse et ne veut plus en entendre parler…” Pour prendre une ampleur insoupçonnée, déteignant sur la petite communauté dans son ensemble, à quoi la rumeur de la guerre civile vient ajouter une portée métaphorique: “Cette rupture entraîne un ressentiment toujours plus grand, et des dommages périphériques croissants, c’est la fin de l’innocence, observe Brendan Gleeson. C’est quelque chose que l’on voit arriver souvent et en de nombreux endroits. Et c’est comme ça que naissent les guerres…

Cet engrenage fatal, The Banshees of Inisherin en souligne l’absurdité, dans un savant alliage d’humour et de mélancolie, tout en l’inscrivant dans un cadre d’une splendeur immaculée -“Nous voulions capturer la beauté de la côte ouest de l’Irlande, relève encore Martin McDonagh. L’histoire était suffisamment sombre pour ne pas vouloir en remettre une couche par notre approche cinématographique. C’est pourquoi nous avons opté pour ces décors, et avons même construit la maison de Colm dans un endroit jouissant d’une vue parfaite.” “Quand on descend sur cette maison, la vue est à couper le souffle. Mais on a aussi conscience qu’il y a là une forme de sauvagerie, conclut Brendan Gleeson. Ces deux dimensions cohabitent: la largeur du canevas et l’étroitesse de leur querelle, et l’on tend là à quelque chose d’universel…” Venu hanter ces deux hommes, définitivement intranquilles…

The Banshees of Inisherin

Quinze ans après les avoir associés dans le savoureux In Bruges, Martin McDonagh réunit à nouveau Colin Farrell et Brendan Gleeson à la faveur de The Banshees of Inisherin, son premier film irlandais. Mais alors qu’ils campaient dans le premier deux tueurs à gages contraints de surmonter leur inimitié le temps de se faire oublier dans la Venise du Nord, le prisme est aujourd’hui inversé, qui les voit incarner deux hommes qu’unit une amitié en apparence indéfectible. Et, du reste, actée par un rituel voulant que Pádraic (Farrell) passe chaque jour prendre Colm (Gleeson) dans sa maison du front de mer, afin d’aller bavarder et s’enfiler quelques bières dans l’unique pub de l’île d’Inisherin, sur la côte ouest de l’Irlande. Habitude qui connaîtra une fin abrupte le jour où Colm reste sourd aux appels de son compère de toujours, attitude d’autant plus incroyable qu’elle n’a aucune explication logique, ce qui aura le don de plonger le pauvre Pádraic dans des abîmes de perplexité. Soutenu par sa sœur Siobhán (Kerry Condon), ce dernier, un homme bon et simple, va refuser de se le tenir pour dit, chacune de ses tentatives de renouer le fil de leur camaraderie se heurtant toutefois à la détermination de son ancien ami qui a décrété qu’il avait mieux à faire, à savoir se consacrer à ses aspirations artistiques. Et la situation de s’envenimer inexorablement, non sans déteindre sur la petite communauté…

Inutile de la chercher sur une carte, l’île d’Inisherin n’existe pas, si ce n’est dans l’imagination de Martin McDonagh, et dans le morceau que compose Colm, donnant son titre au film tout en convoquant la mythologie irlandaise. Mais si The Banshees of Inisherin a un incontestable parfum d’Irlande éternelle, sa résonance, elle, tend à l’universel. Au départ d’un argument minimaliste, l’auteur-réalisateur déploie un théâtre de l’absurde de grande ampleur, questionnant, l’air de rien, la nature humaine et le sens de l’existence. Non sans défricher un horizon métaphorique, d’un micro-événement en découlant d’autres, dérèglement du lien social et du vivre- ensemble notamment. Et la rupture entre les deux hommes, avec ses ravages intimes, de trouver un écho dans la guerre civile irlandaise qui fait rage, en sourdine, sur le “mainland”, puisque nous sommes en 1923.

Pour autant, c’est avant tout la pâte humaine du récit que pétrit McDonagh, le film conciliant émotions et humeurs diverses à mesure que les rebondissements s’y succèdent, la fable, hilarante par endroits, n’allant pas sans une bonne part de mélancolie. La comédie se voilant de noirceur et d’angoisse existentielle, les échanges, finement ciselés, étant hantés par la peur de la disparition. Une partition dont Colin Farrell et Brendan Gleeson restituent les multiples intonations avec un incontestable brio, cette tragi-comédie irlandaise généreusement baignée d’absurde beckettien se révélant tout simplement irrésistible. Le premier éclat cinématographique de l’année.

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