Critique | Cinéma

She Said: ainsi naquit #MeToo

3,5 / 5
Zoe Kazan et Carey Mulligan incarnent les journalistes du New York Times, Jodi Kantor et Megan Twohey. © National
3,5 / 5

Titre - She Said

Genre - Suspense journalistique

Réalisateur-trice - Maria Schrader

Casting - Carey Mulligan, Zoe Kazan, Mike Houston

Sortie - En salle le 23/11

Durée - 2h28

Cinq ans après la publication de l’article du New York Times signé Jodi Kantor et Megan Twohey qui a favorisé le lancement du mouvement #MeToo, Maria Schrader revient sur cette enquête qui a changé la donne dans le percutant She Said.

Alors qu’a débuté en octobre dernier à Los Angeles le deuxième procès Weinstein (après celui tenu à New York en 2020 qui a reconnu le producteur américain coupable de viol et d’agression sexuelle), Hollywood se penche sur l’histoire édifiante d’une enquête journalistique qui a contribué à changer la face du monde. Cinq ans après la déferlante du hashtag #MeToo, où en est-on de la libération de la parole? D’aucuns pourraient penser ne plus rien avoir à apprendre sur le sujet, ou ne rien vouloir savoir de plus des turpitudes du nabab de Miramax. À quoi bon un film, un livre, une série, un reportage de plus sur le sujet, pourrait-on penser? L’ombre du backlash, tel que théorisé par la féministe américaine Susan Faludi, n’est pas loin. Pourtant, She Said, adaptation pour le cinéma du livre signé par Jodi Kantor et Megan Twohey consacré au déroulement de leur enquête, met en lumière le rigoureux travail de recherche, et la salutaire faculté d’écoute mis en œuvre par les deux femmes pour participer à l’édification de nouveaux récits, ou comme disent les Anglo-Saxons, “change the narrative”.

La comédienne, scénariste et cinéaste allemande Maria Schrader, vue notamment dans Deutschland 83 et réalisatrice de la série Netflix Unorthodox, s’est penchée sur la question, un sujet qui la préoccupe d’autant plus qu’elle se souvient très bien de l’impact qu’ont eu pour elle les révélations du New York Times à l’époque: “J’évolue dans ce milieu depuis que j’ai 16 ans et j’ai été très marquée par ce qui s’est passé suite à la publication de l’article, par les innombrables conversations, prises de paroles qu’il a suscitées. Je me suis retrouvée à réévaluer certains épisodes de ma vie, des incidents que j’avais pu minimiser, qui me semblaient normaux parce que j’étais actrice, ou même juste parce que j’étais une femme ayant grandi dans une société dominée par le patriarcat.

Dans She Said, Maria Schrader place sa caméra au cœur de la rédaction du New York Times, dans les pas des journalistes. © National

Parler et écouter

Les femmes ont toujours parlé. D’ailleurs, les survivantes qui témoignent dans le film font toutes part de la surdité à laquelle elles ont dû faire face quand elles ont rendu compte de leur expérience. Ce que montre le film, c’est que si la parole s’est libérée, comme le formule l’expression consacrée, les choses ont aussi changé quant à la façon dont on a accueilli cette parole. “C’est comme si un mur de silence s’était effondré, constate la cinéaste. C’est incroyablement courageux de partager des expériences aussi personnelles et douloureuses, de parler en public, d’exposer son intimité. Soudain les femmes n’étaient plus seules, elles se retrouvaient en compagnie d’autres femmes qui avaient subi des préjudices semblables. C’était comme une invitation à prendre la parole, à dire: “Trop c’est trop”. On ne pouvait plus ignorer ces voix, les balayer du revers de la main.

Ce qui frappe également, c’est la façon dont les viols et agressions sexuelles imputés à Harvey Weinstein, loin d’être des cas isolés, s’inscrivent dans un système rendu possible “au sein de la société de production elle-même bien sûr, mais aussi en dehors”, la réalisatrice pointant du doigt “la responsabilité de certains avocats” (qui touchent un pourcentage des sommes versées dans le cadre des accords de non divulgation qui ont empêché pendant des années les victimes de parler), mais aussi “de certaines institutions publiques censées réguler le cadre de travail”.

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Ce qui apparaît dans un premier temps comme des affaires interpersonnelles entre un homme et une femme prend soudain une dimension sociétale. L’intime est politique, entend-on de nos jours, et c’est aussi l’une des forces du film, qui non seulement offre un portrait percutant et vif du travail d’investigation journalistique dans la salle de rédaction et sur le terrain, mais dépeint en plus le délicat retour à la vie privée de ses héroïnes: “Si le film s’inscrit dans la tradition des thrillers sur la recherche journalistique de la vérité, c’est la première fois que l’on suit une équipe de rédactrices féminines. Le livre dressait le compte rendu détaillé et extrêmement méticuleux de l’enquête. Leur vie personnelle n’y apparaît évidemment pas. Quand il a été question de transposer leur histoire au cinéma, il nous a semblé intéressant d’inclure dans le film cette partie-là de leur vie. Le sujet qu’elles traitaient était tellement personnel finalement qu’il ne pouvait pas rester confiné au journal. Cette enquête prenait beaucoup, beaucoup de place dans leur vie. Quand elles rentrent chez elles et qu’elles observent leurs enfants, ou même quand elles en parlent entre elles, elles se demandent si elles seront jamais en mesure de publier cette histoire. Ça les pousse à s’interroger sur l’état du monde, la façon dont les femmes y sont traitées, et donc sur la façon dont leurs propres filles seront traitées quand elles grandiront. Tristesse, doutes et insécurité font partie de leur quotidien, à force d’être confrontées à l’incroyable complexité de la situation.

Il y a bien des choses terribles dans les récits transmis par les femmes qui témoignent. Mais ce qui frappe particulièrement, c’est la façon dont un motif se dessine: toutes les jeunes femmes agressées se caractérisent par leur extrême jeunesse, qu’il s’agisse d’actrices ou d’employées de Miramax. Elles sont débutantes, découvrent un milieu professionnel qui les fait rêver, où elles se projettent, puis se retrouvent seules face à l’épreuve, confrontées à la honte, voire au déni. Ainsi le récit journalistique rythmé par les découvertes et les témoignages est parsemé de flash-back mettant en scène des jeunes femmes stoppées dans leurs ambitions: “D’un côté, on a cette enquête pleine de suspense. De l’autre, il y a la tension dramatique autour des quelques femmes qui ont eu le courage de prendre la parole. On s’est demandé comment porter notre regard sur ces expériences très personnelles, et tellement traumatisantes, comment les retranscrire. On a d’ailleurs proposé aux femmes qui ont parlé de contribuer à l’écriture, afin que l’on puisse revisiter leur récit en mettant en scène les jeunes femmes qu’elles étaient à l’époque, pour s’attacher à ce moment très particulier de la vie, que l’on connaît tous, où l’on n’est pas encore complètement adulte, où l’on s’interroge sur notre avenir, comment on va trouver notre voie. C’est un moment crucial, où l’on se réjouit de ce que pourrait devenir notre vie. Un moment de vulnérabilité extrême aussi.

La réalisatrice Maria Schrader avec ses actrices sur le tournage. © National

Des paroles inspirantes

Si ces scènes qui bousculent la temporalité de la narration apportent une charge émotionnelle supplémentaire au déroulé de l’enquête, celle-ci est dépeinte avec un réalisme extrême, et une attention toute particulière aux détails. She Said, fait exceptionnel, s’est d’ailleurs en partie tourné dans les locaux du New York Times. Toute l’équipe artistique du film a mené de nombreuses recherches pour trouver le ton, poser le décor, jusqu’à “ce que l’on se recentre sur la forme”, confirme Maria Schrader: “On savait que ce n’était pas un documentaire, mais une fictionnalisation d’une histoire vraie, donc le fruit d’une interprétation artistique de la réalité. Sur cette base, j’ai suivi mon instinct, en poursuivant étroitement le dialogue avec mes proches collaborateurs comme ma directrice de la photo, ou ma production designer.” Le cachet “histoire vraie” appelle une envie de réalisme, mais aussi une responsabilité certaine: “Quand on raconte des histoires vraies, ce sont de vraies personnes qui sont au cœur du récit, auprès desquelles je me sens redevable. Je voulais faire les choses avec justesse, intégrité et soin. Par ailleurs, il me tenait à cœur que, même si l’on aborde des sujets très durs, on puisse proposer un film qui à la fin soit inspirant. En fait, il me semble qu’au cœur du film, il y a quelque chose que je trouve extrêmement encourageant, c’est le sens du dialogue, du partage, le fait que les différentes conversations qui se sont ouvertes ont créé des connexions entre les gens. Jodi et Meghan ont ouvert un dialogue avec leurs collègues, mais aussi avec toutes ces femmes à travers le monde, qui ont pu sortir du silence et de l’isolement dans lesquels elles étaient enfermées. Et se dire, enfin: “Je ne suis pas seule, c’est arrivé à d’autres femmes.

She Said: notre critique

Il m’a volé ma voix, alors même que j’étais sur le point de la trouver.” 1992, Laura Madden a 22 ans, elle est assistante sur le tournage d’un film produit par Miramax et croise la route d’Harvey Weinstein. Vingt-cinq ans plus tard, elle accepte de témoigner pour un article du New York Times, qui va exposer le producteur et le système qui a permis des décennies de harcèlement, et contribuer au lancement du mouvement #MeToo. Cette enquête est signée par Jodi Kantor et Megan Twohey, deux journalistes dont le film retrace l’exigeante enquête.

Les deux femmes vont travailler des mois durant pour donner corps à ce qui commence par une fuite, suggérant que la comédienne Rose McGowan s’apprête à dénoncer le viol que lui a fait subir Weinstein. Kantor, qui a déjà longuement travaillé sur la question du harcèlement au travail, prend contact avec Twohey, qui a publié un papier sur une série de femmes accusant Donald Trump d’attouchements. Ensemble, épaulées par leur direction, elles multiplient les coups de fil, enchaînent les fins de non recevoir, recueillent les témoignages, souvent anonymes, qui leur permettent d’accumuler une série de faits et de preuves, mais qui ne prendront de valeur journalistique que quand certaines des survivantes accepteront de dévoiler leur identité, “go on the record”.

Loin de tout sensationnalisme (les agressions et l’agresseur lui-même sont relégués au hors champ), c’est cette capacité de résistance, de résilience et de persévérance que met en lumière le récit. S’inscrivant dans la grande tradition des films d’enquête journalistique, un genre cinématographique à part entière, She Said montre comment le travail acharné de deux journalistes va permettre de libérer la parole de quelques femmes avec la publication de l’article du NYT, de millions d’autres ensuite à travers le monde via le hashtag #MeToo. Là où le film s’écarte sensiblement du chemin efficacement balisé des films d’enquête, c’est en s’attardant avec pertinence sur la vie privée de Kantor et Twohey, journalistes, mères, compagnes et femmes. L’intime est politique, c’est aussi ce que s’emploient à démontrer aussi bien les deux autrices dans leur recherche (soulignant le caractère systémique du harcèlement et le faisceau de complicités plus ou moins tacites qui l’autorise), que la réalisatrice et la scénariste du film en dépeignant leurs héroïnes dans leur intimité, et en insistant sur l’importance de la parole, du partage d’expérience entre les femmes.

Malgré ses 2 heures 30 au compteur, le film avance à un rythme soutenu, le suspense tenant non pas à l’issue de l’enquête, connue de tous et toutes, mais à la façon dont les journalistes vont réussir à convaincre leurs témoins d’assumer publiquement leurs propos, et à révéler au grand jour les rouages de la machine Weinstein.

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