Saint Omer : au-delà de l’infanticide

Alice Diop: “La question politique, c’est juste que ce soient des femmes noires les personnages principaux du film (ici, Rama interpretée par Kayije Kagame), et que leur corps porte l’universel.” © National
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Saint Omer, Alice Diop revisite par le prisme de la fiction l’affaire Fabienne Kabou, du nom d’une mère infanticide, pour en tirer un film puissant questionnant la maternité.

Venise, le 6 septembre dernier. Cinéaste au riche passé documentaire -20 ans d’un parcours ponctué par Nous, primé à la Berlinale-, Alice Diop présente Saint Omer, sa première incursion dans le domaine de la fiction, à la Mostra. Le coup d’essai est un coup de maître comme l’on dit, le film faisant sensation, avant d’obtenir quelques jours plus tard le Grand Prix du Jury, accompagné du prix Luigi De Laurentiis du meilleur premier long métrage. Le début d’un tourbillon qui verra la réalisatrice française d’origine sénégalaise recevoir le prestigieux prix Jean Vigo, le film étant pour sa part récompensé de Gand à Chicago.

Une espèce de gynécée

Alice Diop s’y inspire de l’affaire Fabienne Kabou, du nom d’une mère infanticide qui, par une nuit de novembre 2013, avait abandonné son bébé à marée montante sur la plage de Berck-sur-Mer. Un fait divers qu’elle a choisi d’aborder par le prisme de la fiction, l’envisageant à travers les yeux de Rama, jeune universitaire et écrivaine noire venue assister à son procès à Saint-Omer -l’accusée se voyant rebaptisée Laurence Coly à l’écran. “Faire ce détour par la fiction était pour moi la seule manière de raconter cette histoire, explique Alice Diop. Et cela, pour plusieurs raisons: la première étant que quand je suis allée au procès, je n’avais pas encore l’idée de faire un film. J’étais juste aimantée par l’obsession et la fascination que j’éprouvais pour cette histoire, qui avait défrayé la chronique en France et que j’ai suivie dès le début. Je suis allée au procès sans me formuler encore tout à fait ce que j’allais y faire, et pourquoi j’y étais allée. J’avais vraiment besoin de me laisser traverser par cette expérience. Ça a remué beaucoup de choses chez moi, et je me suis rendu compte que ça a remué tout autant toutes les femmes qui étaient autour de moi.

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L’assemblée, spectatrices venues, comme elle, sans obligation, mais encore journalistes, avocates et jusqu’à la présidente du tribunal et ses deux juges assesseurs, est en effet très majoritairement féminine. En quoi la réalisatrice voit “une espèce de gynécée, une assemblée de femmes qui regardait la pire version de la maternité. C’est-à-dire qu’elle était confrontée à la chose la plus extrême, à une femme qui était allée jusqu’à un endroit presque impensable, l’infanticide étant le tabou ultime. Durant le procès, j’ai été charriée par des émotions vraiment très profondes, ça m’a renvoyé à des choses très intimes, très personnelles. Et toutes les femmes autour de moi vivaient exactement la même chose. J’ai compris qu’il y avait là quelque chose de profondément universel.” La fiction, du coup, s’impose avec plus de force encore -“dans un documentaire, j’ai l’impression que j’aurais été contrainte par la littéralité du fait divers et que j’aurais filmé l’histoire d’une femme. La fiction nous permet d’interroger l’histoire de toutes.” Quant à Rama, elle sera celle par qui elle pourra observer les faits à la juste distance: “Cette histoire est tragique et terrible, et il fallait un point de vue très clair pour m’autoriser à la regarder. Rama est celle qui permet au spectateur de traverser le procès. Elle sert de révélatrice aux enjeux, le principal pour moi étant un questionnement sur la maternité qui est incarnée par la chimère. La grande question du film, c’est qu’est-ce qu’une mère, c’est la question de la chimère. Comment devenir mère à partir de ce qu’on a été, en faisant le deuil de la mère qu’on a eue ou qu’on aurait aimé avoir, et en faisant le deuil ou la paix avec la fille qu’on a été?

Un mystère jusqu’au bout

Cette histoire, avec l’ensemble de questions qu’elle charrie, Alice Diop l’envisage à l’aide d’un dispositif narratif rigoureux et frontal, ménageant une place prépondérante à la parole tout en laissant la tension, sourde, s’y insinuer. L’émotion, aussi, qui bientôt submerge Rama. Le fruit d’un travail d’écriture à six mains impliquant la cinéaste et sa monteuse, Amrita David, mais aussi la romancière Marie NDiaye. “Le montage a une part extrêmement importante dans mes films, parce que c’est vraiment là qu’on configure la dramaturgie et la narration. Ça m’a semblé normal d’associer Amrita, qui a monté tous mes films, plus en amont cette fois-ci, on a commencé presque en montant sur papier les minutes du vrai procès -la plupart des dialogues des scènes de tribunal proviennent du verbatim du procès.” Quant à l’autrice de Trois femmes puissantes, elle choisit de l’associer en raison de son admiration pour ses livres, et notamment parce qu’“elle a une écriture qui est à l’endroit de l’ambiguïté. Elle écrit autour de personnages de femmes extrêmement puissantes, ambiguës, ambivalentes, et en fait, l’ambiguïté réside même dans sa manière d’écrire. Il y a quelque chose que son écriture prend en charge.

Qualité que l’on peut également prêter à Saint Omer, de leur collaboration -“une contamination collective”- ayant jailli un film éminemment singulier, inscrit précisément à cet endroit où le besoin d’objectiviser des faits se heurte à l’irrationnel. “Un procès n’est qu’une tentative d’approcher la vérité d’une personne en mettant bout à bout des faits objectifs. Mais je ne sais pas si cette objectivité-là, judiciaire, est tout à fait capable de dire la vérité d’une personne. C’est ce que le film interroge. La vraie accusée a prononcé une phrase très forte au tribunal. Quand la présidente lui a demandé pourquoi elle avait tué sa fille, elle a eu cette réponse, durassienne à mon sens: “Je ne le sais pas, j’espère que ce procès pourra me l’apprendre”. Elle est un mystère, y compris pour elle-même, et elle le restera jusqu’au bout. Et c’est parce qu’elle est un mystère qu’elle nous oblige à nous interroger nous-mêmes sur nos propres souterrains.

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