Roter Himmel, le drame affûté de Christian Petzold qui oscille entre comédie et tragédie
Avec Roter Himmel, Christian Petzold s’empare de la tradition du film d’été, pour signer un drame affûté où les sentiments s’embrasent tandis que les forêts s’enflamment. Fort.
Si les frères Dardenne ou Nanni Moretti, pour ne citer qu’eux, ont leurs habitudes à Cannes, Christian Petzold est, pour sa part, chez lui à la Berlinale, où le réalisateur allemand -du reste Berlinois d’adoption- a présenté pas moins de six de ses films. Ainsi du dernier en date, Roter Himmel (Le Ciel rouge), auquel le jury présidé par Kristen Stewart devait octroyer, en février dernier, un Grand Prix amplement mérité. Gravitant autour d’un groupe mouvant de quatre jeunes gens en villégiature au bord de la mer Baltique, le film s’attache plus particulièrement à deux d’entre eux, Leon (Thomas Schubert), un écrivain replié sur lui-même, attelé qu’il est à terminer l’écriture de son deuxième roman, et Nadja (Paula Beer), une jeune femme dont le mystère semble inépuisable. De quoi embraser émotions et sentiments, alors même qu’alentour, les forêts s’enflamment…
Étés régressifs et progressifs
Venant après Ondine, où irradiait déjà la présence de l’actrice, Roter Himmel (la critique ici) a été présenté comme le deuxième volet d’une trilogie portant sur les éléments, à l’eau succédant le feu. Une réflexion qui a toutefois le don d’amuser Christian Petzold, rencontré dans les salons du Berlinale Palast: “Cette idée de trilogie est l’héritage d’une éthique protestante profondément ancrée en moi, commence-t-il. Quand je termine un projet, je ne peux me résoudre à arrêter de travailler, et j’avance donc toujours l’idée d’une trilogie, de sorte qu’il me faut continuer. Après Ondine, qui s’était révélé une fantastique expérience de travail avec Paula Beer et les autres, je leur ai donc dit: “OK, c’est le début d’une nouvelle trilogie dont le prochain élément sera le feu”, et je me suis attelé à l’écriture de Roter Himmel. Mais là, je suis à court d’idées pour le troisième…” Et de préciser dans la foulée envisager une nouvelle trilogie-leurre, sur les familles celle-ci.
Roter Himmel est un hybride fascinant qui, non content d’osciller entre légèreté et tragédie, de sembler par endroits hésiter entre rêve et réalité, brasse des genres multiples, le film commençant d’ailleurs dans la pure tradition du film d’horreur, pour mieux s’en détourner dans un même élan. Explications du réalisateur: “En Allemagne, nous n’avons pas ces films d’été que l’on retrouve dans le cinéma français ou américain. Pendant que j’étais cloué au lit par le Covid, j’ai revu tous les films d’Éric Rohmer parce notre coproducteur français (Les Films du Losange, NDLR) était aussi le sien, et qu’il nous a envoyé, à Paula Beer et moi, son œuvre complète. J’ai dû garder le lit pendant quatre semaines, et tous les films d’été de Rohmer se sont mis à percoler, avec la mer, la Bretagne, ce mélange de classes sociales, l’absence de parents, et cette période de deux mois pendant lesquels des jeunes gens peuvent se blesser dans des jeux amoureux, et commencer à devenir des “Mensch”, ce qu’on appelle l’éducation sentimentale en France. Pour moi, ça constitue un genre cinématographique, et il a son pendant aux USA, avec une rue, une station-service paumée, une forêt, une voiture pleine de jeunes gens, un raccourci, un moteur qui tombe en panne, et la cabane dans les bois. C’est la même chose qu’en France, sauf qu’il s’agit ici d’horreur, et dans un cas comme dans l’autre, les jeunes gens apprennent à devenir des hommes, à survivre, à découvrir la solidarité et la loyauté. Pourquoi n’avons-nous pas ces films en Allemagne? Pourquoi, chez nous, les films d’été parlent-ils de jeunes qui rentrent chez eux pour dire à leurs parents: “maman, je suis homosexuel”, ou “s’il vous plaît, papa et maman, ne divorcez pas”? Les étés dans le cinéma allemand sont régressifs, alors que dans le cinéma français ou américain, ils sont progressifs. C’est ce qui m’a amené à écrire ce scénario…”
De Cuba libre à Club sandwich
Ces traditions française et américaine, Christian Petzold s’est amusé à les malaxer avec ses comédiens, qu’il a, suivant son habitude, réunis deux mois et demi avant le tournage pour un séminaire de quelques jours. L’occasion de lire le scénario, de regarder des films et des photographies, d’écouter de la musique et de visiter les futurs lieux de tournage, le réalisateur en profitant pour imprimer sa direction à l’ensemble. De la friction de ces univers en jaillit un autre, singulier et fait de faux- semblants, les certitudes ne cessant de se dérober sous les cieux tourmentés de la Baltique.
Celles de Leon en particulier qui, totalement imperméable au monde extérieur alors qu’il se collette à l’équation délicate du deuxième roman, va être rattrapé par l’existence, un maelström de sentiments à la clé. Ce personnage déroutant, guère sympathique de prime abord mais plus vulnérable qu’il n’y paraît, Christian Petzold explique qu’il a été, pour partie, inspiré par sa propre expérience. “Les acteurs sont des gens très intelligents. Paula m’a un jour demandé pourquoi le roman qu’écrivait Leon s’appelait Club sandwich, en me portant un regard inquisiteur comme le ferait un commissaire. Ça m’a fait réfléchir, et je me suis souvenu que le titre de mon deuxième film (tourné en 1996 pour la télévision, NDLR) était Cuba libre. Pilotes, mon premier film avait eu du succès, on m’acclamait comme le nouveau réalisateur allemand, et j’ai tout de suite eu un budget confortable pour en tourner un deuxième. J’ai écrit un scénario intitulé Cuba libre, un film noir avec des femmes à moitié nues, des mecs dans des cabriolets, la côte belge dans le brouillard de l’arrière- saison, des flingues, des fusillades… Le tournage a débuté, et ma femme, qui était à l’époque ma petite amie, m’a dit “ça ne va pas, tu es en train de te fourvoyer”. Et elle avait raison: je jouais au réalisateur, et ce que je tournais, c’était le film de merde de quelqu’un jouant à être réalisateur. Cette expérience a constitué un déclic: cette nuit-là, j’ai tout réécrit. Et à la question de Paula, j’ai donc répondu que mon expérience avait été similaire à celle de Leon pour son deuxième roman: il joue à être écrivain, cette pergola où il écrit ressemble à une scène, si ce n’est qu’il n’y a pas de public, le public est dans sa tête.” Nadja n’en perd pas une miette cependant, défrichant de stimulants territoires non sans que le film ne bascule l’air de rien, de la comédie de mœurs à la tragédie. À quoi L’Asra, le poème de Heinrich Heine, apporte une ponctuation idoine, l’amour et la mort étroitement imbriqués, à charge pour le cinéma de tenter d’arracher l’un à l’autre…
Paula Beer, la muse
Paula Beer, le public international l’a découverte en 2016 aux côtés de Pierre Niney dans Frantz de François Ozon, drame intime dont sa présence illuminait le noir et blanc. Sept ans plus tard, la jeune comédienne allemande a fait du chemin, tournant aussi bien dans son pays qu’en France, et passant avec un égal bonheur de la biographie romancée (Never Look Away de Florian Henckel von Donnersmarck, autour du peintre Gerhard Richter) au thriller d’action (Le Chant du loup d’Antonin Baudry), quand elle ne tâtait pas de la série et du métier de banquière dans Bad Banks.
Une filmographie dont le fil rouge est toutefois sa collaboration avec Christian Petzold, entamée en 2018 avec le dystopique Transit, poursuivie deux ans plus tard avec une relecture du mythe d’Ondine (un Ours d’argent et un European Award de la meilleure actrice à la clé), et s’épanouissant aujourd’hui dans Roter Himmel (Le Ciel rouge). Paula Beer y campe Nadja, l’élément féminin d’un quatuor en villégiature baltique, présence dont le spectateur ne sait trop a priori si elle est bien réelle ou s’il s’agit du fruit de l’imagination de Leon (Thomas Schubert), un jeune écrivain totalement absorbé par l’écriture de son deuxième roman et projetant sur elle un mélange de fantasmes et de préjugés. Espace dans lequel elle se meut, non sans espièglerie, ancrée et mystérieuse à la fois. “Ce qui rend Nadja spéciale, c’est qu’elle est cette femme avec une part de séduction, mais qu’elle n’endosse pas ce rôle, soupèse l’actrice. Le spectateur et Leon le lui attribuent, mais elle ne l’accepte pas: elle est simplement elle-même, et se comporte comme elle le ferait même si elle était seule. Elle est fidèle à ce qu’elle est, ce qui la rend honnête et courageuse. Quand Leon lui fait lire son manuscrit par exemple, elle n’hésite pas à lui dire que c’est de la merde, à l’opposé de la manière dont on pense devoir réagir dans ce type de circonstances. Elle est spéciale parce que sans filtre.” Et déroutante jusque dans sa façon d’accepter les choses telles qu’elles sont, sans juger.
Une question d’atmosphère
Ce personnage, l’actrice l’a notamment intégré à la faveur du séminaire de quelques jours organisé par Christian Petzold en amont de chaque tournage. “En allemand, nous avons une expression qui dit, en substance: “Un poisson sent par la tête”, poursuit-elle. Ce qui signifie, en quelque sorte, que la manière dont Christian entame la préparation va déteindre sur toute la suite. Il est chaleureux, dévoué, attentionné et nous fait confiance, et l’important, lors de ce séminaire, c’est de comprendre à quel point il tient à créer une bonne atmosphère, un moment privilégié pouvant déboucher sur un grand film. Ces journées donnent vraiment le signal de départ, en ce sens qu’elles déterminent l’atmosphère dans laquelle va baigner le film. Pour moi, il s’agit moins de comprendre et d’analyser, que de réaliser que nous formons un groupe qui va être amené à faire diverses choses ensemble. Chris excelle à installer une atmosphère et à nous souder les uns aux autres.”
L’impression de communauté des protagonistes de Roter Himmel réunis dans une villa près de la mer Baltique est, à cet égard, criante de vérité, jusqu’aux différences et tensions qui peuvent surgir au sein du groupe. Manière aussi d’installer le malaise sous couvert de légèreté, en quoi Petzold excelle également. Pour composer Nadja, Paula Beer a encore, suivant son habitude, écrit son journal: “Je le fais toujours, parce que ça me donne un endroit auquel revenir, c’est une sorte de filet de sécurité. Ces notes constituent ma bible. Je ne les consulte pas pendant le tournage, mais pendant la préparation, le fait de les écrire m’aide à structurer mes pensées. Je ne dois plus y réfléchir ensuite, mais ça m’aide à faire tenir le tout ensemble. Et je sais qu’en cas d’oubli, elles sont là. Pour moi, être actrice consiste à se préparer, comprendre et analyser le monde du personnage, pour ensuite s’en débarrasser afin d’être libre de jouer.”
Méthode qu’elle a depuis utilisée pour camper Stella Goldschlag, Juive allemande qui collabora avec le régime nazi dans Last Song for Stella, de Kilian Riedhof, attendu sur les écrans début 2024. Non sans aspirer à poursuivre une carrière multiple, elle qui revendique des goûts cosmopolites: “Ça dépendra de ce qui se présentera. J’aime regarder les films de pays différents, et voir comment les histoires y sont racontées, le rapport à la culture qu’ils expriment. Je pense qu’on comprend beaucoup de choses en regardant les films produits par un pays, parce qu’ils reflètent la structure de la société, les préoccupations des gens, leur manière de vivre. Ils représentent pour moi, une manière de voyager dans ces pays sans avoir à m’y rendre, mais en laissant les films venir à vous.” Ou comment, à la manière d’un François Truffaut dont elle n’aurait pas déparé dans la galerie d’héroïnes, envisager le cinéma comme un voyage…
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